Par Jacques Alessandra
Poète, écrivain, peintre, universitaire, coresponsable avec Hamid Abbou de Virgule Éditions, Rachid Khaless s’affirme de plus en plus comme l’un des créateurs les plus emblématiques de sa génération.
Depuis «Cantiques du désert», publié en 2004, puis «Dissidences, Dans le désir de durer, Quand Adam a décidé de vivre, Pour qu’Allah aime Lou Lou», la soif d’absolu et l’ardente sensualité qui émanent de ses œuvres invitent à aimer la vie dans son état le plus indompté mais aussi le plus tendre. Dans les dernières publications, «Absolut hob» en 2016 et «Guerre totale» en 2018, la conduite créatrice ne varie pas. Par leurs aperçus fulgurants, leur rudoiement du monde et de l’intime, leur résistance aux attendus de la forme et du fond, les deux ouvrages continuent de repousser les marges de l’ordinaire avec un goût manifeste pour le défi.
Autant les semblants du romanesque et les effets de fiction dans «Absolut hob» réinterrogent l’idée même du roman, autant les éruptions du poétique et les incartades du langage dans «Guerre totale» obligent à redécouvrir la poésie selon une tectonique du sens propre à ce recueil. Entendu qu’une même matière blessée les recouvre et affecte à la fois le social, l’écriture et les corps. Avec toujours cette parole en fusion, cette urgence à dire comme signes premiers d’un alphabet de l’indicible.
Une chose est sure. Chez Rachid Khaless, prose narrative et poésie formelle proviennent de la même présence, de la même volonté de transformer ses émotions, ses perceptions, ses rêves et ses cauchemars en une écriture qui non seulement les dit mais les réinvente à chaque livre pour les vivre autrement.
Dans «Guerre totale» suivi de «Vols, l’éclat», la remise en question est radicale. La plupart des poèmes de ce recueil ont beau avoir été écrits il y a plus de dix ans, ils transfigurent au présent l’immense soif d’avenir propre à tout créateur prêt à détruire le monde où il vit pour mieux le reconstruire. Un «baptême pyromane» en quelque sorte où «Convergent déjà /La vie/ Et son reniement». En fait, un vrai manifeste où se croisent raisons et déraisons qui ont poussé Rachid Khaless à devenir écrivain. Écrire, créer, n’a de sens véritable que si cela ouvre en lui le seul chemin qui vaille vers le centre de soi. Mais dans la solitude de l’écriture, le poète n’est jamais seul. Toujours l’accompagne l’ivresse des ruines. Toujours cette exigence de lumière qui l’habite et le pousse vers un ailleurs incertain mais tellement nécessaire pour se protéger du monde, des autres et de soi.
«Contempler ces ruines/Puis voler/Ailleurs/En moi. Vers les sommets/Par des couloirs solitaires/Comme nul vol/N’ait été jamais/Tenté».
Le ton, les mots, les images du recueil ne semblent régulés que par la démesure. Ambition folle de tout réinventer. Épopée du recommencement. Se donner comme la victime et le bourreau d’une «dérive macabre vers les sources du sang». La poésie ne serait que cela, le refus d’admettre la fixité sans pour autant renoncer aux traces. Une poésie du devenir. Une manière, un style d’être où tout devient possible.
Dans «Absolut hob», si le mode d’écriture est différent, l’esprit de singularité ne change pas. L’univers romanesque choisi introduit d’emblée le lecteur dans un monde où tout est déroutant. L’insolite domine, génère forcément une réalité décalée et des désordres du sens. Il y est question d’un couple, lui artiste peintre et ethnologue en quête d’origine et de paternité, elle, Lilas, d’une beauté baudelairienne, inassouvie de chair et de maternité. Tous deux vivent avec le cadavre auréolé de tatouages de la mère de Lilas.
Mais ce qui frappe le plus au delà de l’étrangeté de la situation, c’est le langage informatif qui la sert. Mélange de transparence et d’opacité, de vraisemblance et de virtualité, c’est lui qui sécrète au bout du compte le monde déréalisé où évoluent les personnages.
L’entrecroisement des lieux, Rabat, Erfoud, le Nord, le Sud, scènes d’extérieur inondées de lumière et celles d’intérieur aux parfums des corps aimants, empreintes du profane et du sacré, signes écrits, tatoués, peints, calligraphie de la vie et de la mort, jeu de la ponctuation présente, absente, tout se superpose et s’oppose dans «Absolut hob», tout signifie et en même temps appelle au dépassement. Le roman est loin d’être une variation de plus sur le thème de l’amour fou et de la passion des corps. Il puise son originalité dans la façon même de réinterroger la vie à partir de ses forces obscures et de ses croyances, de ses mystères et de ses mythes, tout à la fois symboles et sortilèges. Une seule chose compte, la vie, par défaut ou non, en paroles ou en actes. «La foi dans la vie, dit le narrateur, est ma vraie religion».