Sauver la langue et la culture amazighes par une vraie politique linguistique

Mohamed Sguenfle, président de l’Association Université d’Eté d’Agadir

Pouvez-vous présenter votre association ?

L’association Université d’Eté (AUE) est une institution qui a vu le jour en 1979 et dont l’objectif principal est la promotion de la langue et de la culture amazighes. En témoignent les différentes sessions (on est actuellement à la 12ème édition) qui portaient tous sur des problématiques clés liées à la question amazighe : l’enseignement, l’histoire, la constitutionnalisation, la territorialisation, …

Pourquoi avez-vous choisi le thème de «l’amazighe en milieu urbain» pour votre 12e édition ?

Le choix du thème de la présente édition est motivé par le constat suivant : la langue et la culture amazighes sont en voie de déperdition sous l’effet de la mondialisation et des mutations socioéconomiques  que connaissent les sociétés amazighes… Certes, la langue commence à se frayer un chemin dans l’espace public (cas du Maroc) via les marquages linguistiques (les enseignes devant les institutions publiques) et certains marquages signalétiques mais elle a accusé, sur le plan communicationnel, un recul qui suscite divers questionnements que nous avons formulés dans l’argumentaire du colloque. Les défis de transmission générationnelle constituent, entre autres, un axe majeur de cette rencontre scientifique et notre souhait est que les débats qui auront lieu lors des quatre jours du colloque seront couronnés par des recommandations pragmatiques mettant en exergue les voies de préservation et de promotion de l’amazighe.

En tant que chercheur et président de l’Université d’été, comment voyez-vous l’avenir de l’amazighe en milieu urbain ?

Ma conviction est qu’une langue ne peut survivre qu’à travers l’usage et la pratique.

Ma devise étant l’adage américain:  “If you don’t use it, you lose it!”  Cette pratique se fera à trois niveaux :

  • Pratique quotidienne qui doit déjà commencer au sein de la cellule familiale. La transmission de l’amazighe, langue et culture, doit se faire à la maison à travers le développement d’une communication quotidienne en langue maternelle. Les médias amazighes, en l’occurrence la 8e chaine, doivent jouer à ce niveau un rôle majeur en développant des programmes de qualité. L’enfant doit vivre  dans un bain linguistique amazigh pour s’imprégner de la langue et de la culture. L’entourage familial constitue à mon avis l’épine dorsale de la vie d’une langue.
  • Vient par la suite l’enseignement de l’amazighe au niveau du primaire qui doit consolider cet acquis familial. Viendront par la suite les autres niveaux, le secondaire et l’université qui permettraient à l’élève/l’étudiant de se doter d’une compétence culturelle et communicative. Malheureusement, les dernières statistiques ont montré que cet enseignement est en pleine régression. Ce qui nécessite à ce niveau une vraie mobilisation pour une décision politique d’envergure.
  • Enfin, au niveau de la vie sociale, il est nécessaire de faire revivre et de revitaliser les pratiques rituelles relatives à la culture amazighe en organisant des festivals dédiés à cette culture. La fête du nouvel an amazighe, Id n Yenner, en est un exemple réussi. Il faudrait donc faire de même pour d’autres rites et fêtes tombés dans les oubliettes.

Votre association a été créée depuis 1979 et est la doyenne des associations dans notre région. Quel est le secret de sa continuité et de son dynamisme jusqu’aujourd’hui ?

Depuis 1979, l’AUE n’a cessé de déployer les efforts pour la défense de l’amazighe. L’association constitue un socle où le scientifique et le militant se mêlent, pour défendre la cause amazighe. Elle représente comme je l’ai déjà dit dans un précédent texte une véritable osmose entre l’académique et l’associatif. C’est un lieu de débat fructueux où l’on traite à chaque fois, lors des onze sessions passées, des sujets d’actualité qui émergent souvent suite à un constat de terrain comme c’est le cas pour l’actuelle édition. C’est à la fois ce souci de traiter des sujets d’actualité et cette tendance à produire un discours scientifique qui alimente la fibre militante qui sont à l’origine de cette continuité. L’AUE a toujours été un espace de production de concepts, d’idées et de documents; La charte d’Agadir (1991) constitue un texte phare qui a marqué l’histoire du mouvement amazighe. Elle se distingue enfin par sa volonté de garder une traçabilité de ses travaux en publiant pour chaque session les actes du colloque. Les différentes recherches menées sur le mouvement amazigh font appel à ces actes comme références de base. Enfin, l’université d’Eté est un espace de démocratisation où différentes générations cohabitent et se succèdent de façon harmonieuse.

 

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Conclusions et recommandations du colloque

AGADIR AMAZIGHAu terme de la 12ème édition de l’Université d’été d’Agadir organisée sur le thème «L’amazighe en milieu urbain» tenue à Agadir du 13 au 16 juillet 2016 avec la participation d’une trentaine de chercheurs de différentes disciplines, les participants ont adopté les conclusions et recommandations suivantes :

Conclusions :

-Les participants rappellent l’importance du travail fourni par l’Association université d’été d’Agadir depuis sa création en 1979 et l’intérêt de maintenir un espace de dialogue serein et de débats scientifiques sur l’amazighité qui permet aux chercheurs et aux jeunes chercheurs (en master et en doctorat) de présenter leurs travaux.

– L’Université d’été d’Agadir a réussi par son dynamisme, sa longue histoire de 37 ans et par le renouvellement permanent de ses dirigeants, à s’imposer comme une référence majeure en matière de démocratie, de respect de la diversité linguistique et de développement culturel.

– Ils réaffirment l’importance de la coopération enregistrée entre l’Université d’été d’Agadir et les institutions académiques, notamment l’Université Ibn Zohr d’Agadir et l’Institut royal de la culture amazighe (Ircam), au sujet des préoccupations communes.

– Ils soulignent l’actualité et le caractère novateur du thème de la 12ème édition « L’amazighe en milieu urbain » traité suivant des approches multidisciplinaires.

– Ils attirent l’attention sur l’urbanisation comme un phénomène mondial, l’augmentation continuelle des populations citadines, la rurbanisationet de leurs effets négatifs sur la maitrise de la langue amazighe à plusieurs niveaux (grammatical, lexical, morphologique,…)

– Ils reconnaissent néanmoins que la ville, peut contribuer au développement de la langue et la culture amazighes si les conditions sont favorables, comme l’atteste la naissance du mouvement associatif amazigh dans les villes.

– Ils notent que tout au long de l’histoire du Maroc, l’amazighe était toujours présente au sein des grandes villes marocaines (Fès, Marrakech, …) qui se caractérisaient par le respect et la gestion de la diversité linguistique

– Ils alertent sur les mutations de l’espace urbain qui entraîne l’exclusion de l’amazighe. L’amazighité a notamment été l’objet d’un certain nombre de représentations négatives qui ont fini par exclure les amazighophones. La réhabilitation de la langue amazighe au sein des villes nécessite le changement de ces représentations et de nouvelles perspectives pour les jeunes d’aujourd’hui et de demain.

– Ils font remarquer que face à la volonté d’exclure l’amazighe du milieu urbain, les Amazighs ont développé des stratégies de résistance par leur attachement aux toponymes amazighs locaux, par l’utilisation de la signalétique amazighe pour les sociétés commerciales et par la création des associations amazighes.

– Ils mettent en garde sur les effets de la mondialisation sauvage sur la diversité culturelle, tout en reconnaissant que la globalisation peut, grâce au développement des moyens technologiques, offrir à la culture amazighe l’occasion de se développer et de se faire connaitre mondialement.

-Les participants notent avec satisfaction le début de l’utilisation de l’alphabettifinagh dans l’espace public tout en critiquant « l’anarchie linguistique » au niveau de l’orthographe, la grammaire, la traduction,…)

– Ils mettent l’accent sur le rôle que pourrait jouer l’Université d’été d’Agadir par la mise en place des ateliers de travail en marge de ses éditions pour l’encadrement des doctorants et l’apprentissage du tifinagh.

 Recommandations

En tenant compte de la reconnaissance de l’amazighe comme langue officielle de l’Etat marocain comme une avancée considérable pour cette langue, les participants considèrent que le retard inexplicable de la promulgation des lois organiques relatives à sa mise en application est une décision anti-constitutionnelle injustifiée. Elle fait naitre un sentiment de déception quiporte les germes d’un mécontentement dont les conséquences restent encore aujourd’hui difficiles à cerner.

Dans ces conditions, l’Université d’été d’Agadir recommande à l’Etat marocain de :

– respecter la constitution et promulguer sans plus tarder les lois organiques de l’amazighe et prendre les mesures et les décisions nécessaires pour sa mise en application pour que l’amazighe joue pleinement son rôle de langue officielle. Par conséquent, il importe de criminaliser tout acte discriminatoire contre l’amazighe, quel que soit sa provenance.

-mettre en place une grande campagne de communication pour informer et sensibiliser les Marocains du nouveau statut de l’amazighe et de l’importance que constitue cet acquis.

– prendre des mesures assurant le respect de l’identité amazighe des villes marocaines, garantissant le recours aux toponymes amazighs et reconnaissant la nécessité de nommer les nouveaux quartiers par des noms amazighs.

– mettre en place une politique linguistique qui intègre la famille, l’école, l’université et les médias pour la promotion des deux langues officielles, l’arabe et l’amazighe, et qui permet l’ouverture sur les langues étrangères faisant de la ville marocaine un espace de respect de la différence propice au développement de l’amazighe plutôt qu’à son extinction.

– encourager les arts citadins en amazighe dans les différents domaines culturels (cinéma, théâtre, production écrite,…)

– promouvoir la recherche académique sur l’amazighe en milieu urbain et inviter les étudiants à s’intéresser à ce sujet tout en renforçant la coopération entre les différentes structures académique partageant la même préoccupation.

– de recourir à l’amazighe dans tous les documents et les annonces publicitaires relatifs à la promotion de la COP 22 qui se tiendra à Marrakech en 2016, de prendre en compteet faire connaitre la richesse de la culture amazighe comme facteur de préservation de l’environnement, et de reconnaître la place centrale des associations amazighes au sein de cetteinstance internationale.

– de mettre à la disposition des médias amazighes à pied d’égalité avec les médias arabophones et francophones les moyens financiers, logistiques et humains qui lui permettront de couvrir tout le territoire marocain 24h/24,d’œuvrer à la formationdes journalistes et de garantir la qualité de la communication.

– de créer de nouveaux départements de langue et culture amazighes dans toutes les universités du Maroc et d’assurer l’enseignement de la langue amazighe dans les programmes de tous les autres départements.

– de respecter le droit à la ville des locuteurs amazighsen mettant en place des conditions favorablesleur permettant de s’investir dans leur langue dans tous les secteurs et garantissant leur droit à participer à la vie culturelle de leurs villes sans discrimination aucune.

En outre, les participants appellent :     

– le parlement et les conseils locaux, régionaux et provinciaux à utiliser l’amazighe dans la tenue de leurs réunions et dans la rédaction de leurs documents et à prendre des mesures garantissant la traduction à tous les non amazighophones et mettre en place des cours d’apprentissage destinés aux élus, aux personnels administratifs et aux administrés.

– les responsables de l’Association Université d’été d’Agadir à réfléchir à la mise en place d’une forme de partenariat avec l’Association Timitar avec laquelle elle partage une partie de ses objectifs.

 

Mohammed Bakrim

Agadir, le 16 juillet 2016

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