Bougdal Lahsen: «dans le confinement, il y a la possibilité d’une autre humanité»

Des écrivains à l’heure du Covid-19

Quand une de mes amies me demanda récemment si je voulais partager mon expérience du confinement à cause du Coronavirus avec les lecteurs, je ne savais pas que j’allais tomber par hasard sur un passage de mon roman.

La petite bonne de Casablanca, publié en 2010. Safia, le personnage principal du roman racontait sa nouvelle vie à une amie rencontrée en prison et qu’elle n’avait pas revue depuis longtemps. «Je me souviens qu’un jour tu m’avais parlé du désir de liberté qui finit toujours par faire éclater les chaînes les plus coriaces. Te revoir aujourd’hui, me redonne la force de résister et de me battre. Aujourd’hui, j’ai changé. Je suis autre. J’ose croire que je suis faite comme tous les êtres libres. Je n’ai pas peur de briser mes chaînes qui entravent mes mouvements et ce moule dans lequel on m’a confinée. En m’ouvrant les yeux par la connaissance, l’envie de se défaire de ma condition d’esclave s’est emparée de moi. Désormais, je ne veux plus me résoudre à cette vie qu’on me fait mener sous la contrainte et les menaces. Ta visite me donne des ailes. Pouvoir compter sur toi me comble de bonheur. Je parviendrai un jour à me libérer complètement».

Ce passage résume à lui tout seul ce que nous vivons aujourd’hui. Je suis comme tout le monde. Quand les autorités nous ont annoncé l’obligation de rester chez nous, j’ai pensé à la nécessité de le faire, car c’est important à la fois pour moi, pour ma famille et pour les autres. Aussitôt, j’ai donc repris mes cours à distance avec mes élèves parce qu’il fallait assurer la continuité pédagogique, mais aussi les aider à traverser cette nouvelle expérience. Rester chez soi, ne voulait pas dire arrêter de travailler.

Une fois cette évidence admise, d’autres questions me venaient à l’esprit comme tous les citoyens attachés à leur liberté. J’ai d’abord pensé à toutes ces pandémies qui ont toujours existées et qui ont souvent disséminé des populations entières. Ce qui me revient surtout à l’esprit, c’est le destin des lépreux très connus dans l’histoire de l’humanité. Ces pauvres personnes étaient traitées comme des criminels contagieux et maudits.

On considérait qu’ils pouvaient contaminer les autres par un simple contact physique et même des fois par un simple regard. La maladie était considérée comme un châtiment divin. Les lépreux étaient donc mis à l’écart de la société. Impurs, ils ne devaient pas communiquer avec les autres. Ils étaient donc conduits à des endroits isolés à l’extérieur de la ville ou sur une île déserte comme en Crète. Serions-nous alors les nouveaux lépreux des temps modernes ? Confinés chez nous, nous sommes tous devenus des individus potentiellement porteurs du virus Covid-19. Notre confinement est ainsi une forme de mise à l’écart.

Cette expérience inédite, est de ce fait un moment privilégié pour repenser notre individualisme, nos valeurs, nos relations aux autres, bref notre place dans ce monde. Comme Safia, le personnage de mon roman, nous devons changer. Rien ne sera plus comme avant. Confinés, nous devons prendre conscience de notre état d’esclaves. Nous devons apprendre à briser à nouveau nos chaînes. Celles du travail, celles de la consommation excessive, celles de la peur de manquer, celle ne jamais avoir assez, celle de l’indifférence et de la peur de l’autre, celle du danger de l’immigré, l’autre, la source de tous les malheurs…etc. Nous pensons être libres. C’était une illusion.

Nous sommes des êtres entravés. Et nous devons tout recommencer. Réapprendre à dire bonjour. Je suis étonné d’ailleurs de voir des gens qui pensaient être les maîtres de ce monde, dire bonjour à l’agent de propreté qui nettoie les trottoirs de la ville, au ripeur qui récupère leurs poubelles, au vigil du centre commercial. Des comportements qui ont disparu de notre quotidien, car nous sommes devenus des individus faux, méprisants et méprisables. Nous avons perdu notre humanité. Il a suffi de ce virus pour tout anéantir et révéler à chacun combien l’essentiel lui échappait. Je ne vous parle pas de ceux qui redécouvrent leur conjoint et leurs enfants.

On est soudainement confrontés à notre nudité. On est rien. Ce virus révèle non pas uniquement la maladie de nos corps, mais quelque chose de plus grave, de plus insidieux et d’incurable. La maladie de nos âmes. Et pour ce virus il n y aura jamais de vaccin. Dans le confinement, il y a la possibilité d’une autre humanité. La renaissance de ce qui ne circule plus entre nous. Une promesse en somme. Une énergie nouvelle. Certains écrivains s’inscrivent dans une démarche d’accompagnement pour traverser la crise. Ils sont dans l’action.

Personnellement, je suis plutôt un passeur d’émotions constructives. Mon écriture cherche à révéler ce qui ne se voit plus et démasquer les vernis qui nous empêchent de rester dans la clarté du jour. L’épreuve du confinement est aussi le lieu de la rencontre de soi. Un temps d’étonnement devant des petites choses insignifiantes jusqu’alors.

Cette lucidité que le poète perçoit tous les jours est quelque chose qui s’impose aux autres qui se retrouvent soudainement dans l’impasse. C’est pour cela que le poète doit continuer à faire ce qu’il sait faire, sans se soucier de la reconnaissance trompeuse. Ce qui paraissait futile parfois, la poésie l’éclaire. Il recouvre alors tout son sens. Mon confinement me renvoie donc à moi-même dans la mesure où je ne suis jamais séparé des autres. Plus je m’isole, plus je me sens proche de chacun. En ce sens, mon écriture s’inscrit dans les failles d’une société qui n’a plus le temps de se regarder.

C’est dans cet interstice que je me sens utile. Ma poésie révèle les désordres du monde. Écrire, c’est accepter de s’en détacher. Cette crise que nous subissons nous y oblige. D’où son caractère brutal. Elle engendre par conséquent des tensions et des violences entre les individus, mais aussi intrinsèquement. Il n’est jamais facile d’être face à soi. Dans un silence assourdissant. Écrire c’est inventer un langage qui permet de dire tous ces désordres. Mon confinement est un moment de partage de ces idées qui nous ouvrent des horizons pour ne pas s’installer dans la crise.

C’est une invitation à dépasser la peur de toutes sortes de proximités entre les gens pour ouvrir la voie de l’impossible qui est toujours une promesse. Le rôle du poète est donc de rendre possible cette transformation de regard. C’est dans ce lieu de rencontre que je me sens en résonance avec les autres.

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