Légiférer est une affaire d’Etat

Abdellatif Ouahbi, ministre de la justice

Reportage réalisé par Mbarek Tafsi

D’entrée, le ministre de la justice, Abdellatif OUAHBI a indiqué que la décision d’un ministre de légiférer est une affaire d’Etat. Participent à cet acte, une fois lancé, outre les ministres et les services gouvernementaux, les membres de l’appareil étatique avec lesquels le ministre se doit de négocier pour parvenir à des compromis.

L’acte de légiférer constitue en fait un sujet de conflit et exprime l’équilibre des forces conservatrices et modernistes au sein de la société. Il cristallise ainsi la situation politique et culturelle dans le pays.

Selon le ministre, la réussite de l’opération de légiférer est tributaire de la volonté et de l’audace de celui qui décide de la lancer et de la mener jusqu’au bout.

Depuis 2021, le ministère de la justice, a-t-il dit, a soumis 47 textes législatifs au gouvernement et au parlement. Ce dernier a en effet reçu de la part du ministère de la justice les textes relatifs aux commissaires judiciaires, aux codes de procédure pénale et de procédure civile, et bientôt la loi organisant les professions de notaire, de traducteur et celle relative au régime juridique du chèque.

A présent, la débat autour du code de la famille bat son plein avec des confrontations assez violentes entre modernistes et antimodernistes, même au sein du gouvernement où ils cohabitent. C’est le cas aussi au sein de l’Opposition, sachant que chacun des courants conservateur et moderniste joue son rôle en défendant ses thèses.

Mais le débat le plus chaud porte sur le code pénal en particulier sur la peine de mort et les articles relatifs aux affaires en rapport avec la religion.

Exposant la situation de la criminalité au Maroc, il a fait savoir que le nombre des affaires criminelles traitées par les tribunaux en 2022 a atteint 700.000 contre 324.000 en 2002, soit donc un cumul total durant cette période de 10 millions d’affaires dans lesquelles sont poursuivis plus de 12 millions d’individus.

Après avoir exposé en détail la répartition de ces affaires, le ministre de la justice a passé en revue la problématique de la garde à vue et des condamnés à la prison ferme, notant que quelque 600.000 citoyens ont été présentés devant les tribunaux en 2024 et que quelque 400.000 étaient en garde à vue au cours de la même année.

Il a ensuite fait savoir que l’augmentation de plus de 40% au cours des dernières années du nombre des gardés à vue au Maroc pose problème, rappelant que les droits du gardé à vue ne sont pas assez élargis que dans les phases judiciaires ultérieures. Le suspect à ce stade a le droit d’informer l’un de ses proches et de s’entretenir avec un avocat pour une durée de 30 minutes à l’expiration de la moitié de la durée initiale de sa GAV.

Les gardés à vue et les détenus à titre préventif représentent 32% de la population carcérale au Maroc, a-t-il dit, émettant l’espoir que l’utilisation de bracelet électronique contribue à la diminution de ce taux.

Sont souvent contestés à ce stade, a-t-il rappelé, les procès-verbaux, les aveux en particulier ceux à valeur de preuve, les allégations de tortures, la durée de la garde à vue et ses prolongations, la lenteur des procédures pénales et des procès, la sévérité des peines, l’absence des mesures incitatives au cours de la période punitive, la faiblesse de la justice de réconciliation, les problèmes de la réhabilitation et de l’attestation de casier judiciaire et la crédibilité des rapports et des expertises.

Tout en affirmant que c’est surtout le thème de la justice de réconciliation qui est le plus débattu, il a fait savoir que ce sont notamment les affaires de dilapidation des fonds publics et de prévarication qui retiennent le plus l’attention de l’opinion publique.

Au niveau du code pénal, le débat s’est focalisé sur son article 3, selon lequel « Nul ne peut être condamné pour un fait qui n’est pas expressément prévu comme infraction par la loi, ni puni de peines que la loi n’a pas édictées », a-t-il dit, avant d’illustrer ses propos par le nombre élevé des dénonciations des affaires de détournement et de dilapidation des fonds publics. Ce qui conduit en général à une perte de temps, des efforts et de l’avenir de nombre de personnes innocentes, a-t-il estimé, tout en reconnaissant toutefois l’existence de corrupteurs, de corrompus, de détourneurs et de voleurs dans le pays.

Outre la dénonciation par les associations, la Cour des comptes présente aussi des affaires relatives au détournement et à la dilapidation des fonds publics.

Participent au total à la confection du projet du code de procédure pénale la présidence du gouvernement, le secrétariat général du gouvernement, le ministère de l’intérieur, le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire, la présidence du parquet général, la direction générale de la police nationale, le haut commandement de la gendarmerie royale, la conseil national des droits de l’homme et la délégation générale de l’Administration pénitentiaire et de la réinsertion.

Mais ce qui est décisif enfin de compte ce sont le débat avec les magistrats et l’avis de l’autorité judiciaire, a-t-il noté avant de s’arrêter sur la problématique de la garde à vue qui pose toujours problème, en dépit de l’établissement des peines alternatives et d’autres mesures.

En un mot, a ajouté le ministre, le code de procédure pénale, comme son nom l’indique, est un texte de procédure à respecter dans le but de renforcer les garanties du procès équitable, appelant à une action intelligente collective pour assurer au secteur de la justice et aux praticiens la liberté et l’indépendance requises.

L’efficacité d’un tel code de procédure pénale se mesure à sa capacité de limiter la sévérité et la lourdeur des peines prévues par le code pénal, telles la peine de mort ou autres, a-t-il estimé, soulignant que la réussite d’une réforme de cette envergure requiert l’existence d’une forte volonté politique.

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Le bâtonnier Abdelaziz Rouibah

La bonne gestion de la garde à vue requiert la création d’une institution judiciaire autonome

Pour sa part, le bâtonnier en exercice Aziz Rouibah a rendu hommage au PPS, qui se distingue, a-t-il dit, par son dynamisme dans l’accompagnement des projets de réforme en cours, soulignant que l’intelligence collective qui marque tout le corps de la magistrature est à même d’élever le niveau de la justice à un niveau meilleur.

Pour ce qui concerne le projet du code de procédure pénale, objet du présent débat, il comporte plusieurs points positifs et d’autres qui nécessitent d’être améliorés, a-t-il dit, axant son propos sur les possibilités de recours et de pourvoi en cassation au code de procédure pénale.

Aux termes du projet du code de procédure civile, un certain nombre d’acquis sont prévus, en dépit de certaines lacunes.

Le projet objet de cette rencontre prévoit ainsi le droit de se pourvoir en cassation contre l’emprisonnement devant la chambre criminelle ou devant une chambre composée de trois juges.

Le bâtonnier a également fait état des difficultés qui accompagnent cette action et des obstacles qui entravent la diminution du nombre des gardés à vue. La problématique de la garde à vue et sa bonne gestion nécessitent, à son avis, un traitement à part pour en réduire l’ampleur qui coûte cher à la société et contribue à l’augmentation de la population carcérale.

 Et le bâtonnier de proposer la création d’une institution judiciaire autonome, neutre et indépendante, chargée de se prononcer sur les pourvois et les décisions de garde à vue.

Une autre lacune a trait, a-t-il ajouté, à l’absence d’équilibre entre le parquet et la défense. Ce qui facilite la prise de la décision de la garde à vue et de la détention préventive par le parquet général, a-t-il ajouté, estimant qu’il est impensable dès le départ d’assister à un procès équitable. Un procès équitable se réalise dès le moment de l’arrestation et durant toutes les phases de traitement de l’affaire et jusqu’à la prise de décision finale dotée de l’autorité de la chose jugée.

Autrement dit, les droits de la défense doivent être respectés le long de toutes les procédures (garde à vue, enquête préliminaire, enquête de flagrance etc…), a-t-il dit, estimant que le principe de la reddition des comptes doit s’appliquer à toutes les parties concernées sans exception aucune dans le but d’assainir le secteur de toutes les suspicions fausses ou réelles de corruption et de prévarication. Et ce au service des valeurs de la Justice et des droits humains, a-t-il martelé.

Ce qui est également positif dans la nouvelle version du code de procédure pénale c’est l’abandon du refus systématique des juges d’instruction de permettre aux avocats d’accéder aux PV de la police judiciaire, a-t-il dit. Et ce n’est que justice rendue à la défense sauf décision exceptionnelle du juge d’instruction en cas de crimes contre l’Etat ou de terrorisme, a-t-il estimé.

Il s’agit donc d’un acquis à saluer et qui est à même de permettre d’assurer les conditions d’un procès équitable, a-t-il souligné, tout en s’interrogeant sur la manière d’immuniser la pratique judiciaire et de combler toutes les lacunes qui entachent la nouvelle version en cours de discussion.

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Abderrahim Jamai, ancien bâtonnier

Le vice de procédure est un instrument stratégique qui fausse tout le procès

De son côté, l’ancien bâtonnier Abderrahim Jamai a souligné, à l’entame de son intervention, que le vice de procédure fausse le jugement et ne permet en aucun de rendre un jugement équitable.

Selon lui, la criminalité provoque l’instabilité au sein de la société sous toutes ses manifestations et formes, fait peur à tout le monde, à la société et aux Etats.

Mais ce qui est plus grave que la criminalité est la manière de découvrir le crime et de mettre la main sur le criminel, le poursuivre et le juger. Selon lui, ces mesures d’ordre procédurier sont parfois plus graves que le crime lui-même.

Après la découverte de tout crime, l’on risque de faire face à de graves problèmes liés à l’enquête, l’instruction, la collecte des preuves, les moyens de preuve, le procès, le jugement et son exécution, lesquels concernent l’être humain, sa liberté et sa vie.

Ceci montre la nature stratégique de la procédure pénale, un instrument stratégique entre les mains de ceux qui gouvernent les sociétés qu’ils soient démocratiques, totalitaires, fascistes ou conservateurs, a-t-il expliqué, appelant à la mobilisation pour combattre la criminalité au Maroc et créer les mécanismes nécessaires pour y faire.

La coordination nationale et internationale et la mobilisation des moyens disponibles s’imposent donc pour faire face à ce phénomène de plus en plus inquiétant, a-t-il rappelé, estimant que la politique nationale et en particulier la police judiciaire ont un rôle décisif à jouer à ce niveau.

Pour ce faire, la production d’un code de procédure pénale de bon niveau doit être le fruit d’un véritable dialogue national sociétal et institutionnel, a-t-il dit, rappelant que sa production revient d’abord aux experts, aux techniciens et aux sécuritaires. Pas moins de neuf organismes institutionnels interviennent dans sa confection. Quant à la société, représentée par les magistrats, les praticiens, les avocats et les défenseurs des droits humains et civils et d’autres acteurs de la société civile, elle en est exclue, a-t-il martelé.

Le texte compte plus de 755 articles qui comportent des points positifs et d’autres négatifs, qu’il importe de corriger. Parmi les points positifs, il a cité les dispositions concernant les témoignages, les pourvois en cassation contre l’emprisonnement et autres, l’importance des PV, les aveux des prévenus et leur traitement, etc…

En fait, la procédure pénale doit avoir pour objectif en premier lieu d’améliorer la sécurité judiciaire à travers la production d’un texte raffiné et précis, qui évite les redondances, les imprécisions, les approximations et le vide.

Au stade de la procédure, trois institutions jouent un rôle crucial, à savoir le parquet général, la police judiciaire et le juge d’instruction. Pour ce qui est de la police judiciaire, elle a été dotée de moyens performants qui lui permettent de s’acquitter convenablement de sa tâche sous la supervision du parquet général avec quelques exceptions. Ce qui représente quand même un risque de porter atteinte à la sécurité et à l’intégrité physique des personnes au cours de la période de garde à vue ou de l’instruction en dehors de la flagrance, a-t-il dit, tout en soulignant la nécessité de revoir tous les pouvoirs dévolues à ces deux institutions. Il a de même pointé du doigt les lieux de détention et de garde à vue avant de formuler ses critiques envers les nouvelles dispositions du code de procédure pénale qui permettent de détenir en garde à vue tout prévenu pour l’auditionner ou pour qu’il soit à la disposition de la police judiciaire. Ceci est de nature à donner lieu à des abus contre la liberté de la personne, a-t-il estimé.

Au cours de cette phase « transitoire et préparatoire », la porte est donc ouverte à des abus et à de la torture des prévenus, qui se trouvent privés de tout et en particulier de contacts avec la défense, a-t-il relevé, estimant que le renforcement de la crédibilité des appareils de la police judiciaire et du parquet général est tributaire non seulement de l’augmentation des salaires, mais des garanties qui leur sont données au même titre qu’aux citoyens.

Et le bâtonnier Jamai d’appeler de compléter les points positifs contenus dans le présent texte pour permettre à la défense, tenue au secret professionnel, même vis-à-vis des clients, d’accéder dès le départ à tous les documents disponibles.

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