Sionisme, antisionisme et antisémitisme
Mokhtar Homman
Contrairement à l’idée répandue, le sionisme (« retour » des Juifs à Sion, une colline de Jérusalem où se situaient, d’après des légendes non confirmées, le palais et le temple édifiés par Salomon) est premièrement une idéologie chrétienne apparue vers le XVIIe siècle et qui s’est considérablement étendue en Angleterre et aux États-Unis au cours du XIXe siècle, bien avant l’apparition du sionisme juif.
Le sionisme chrétien
Le sionisme chrétien s’est développé à l’apogée du colonialisme européen qui achève sa conquête du monde au cours du XIXe siècle. L’idéologie dominante à cette époque, pour justifier le colonialisme, est la « mission civilisatrice » de l’Europe, à la faveur de son formidable développement économique, industriel et militaire, en se basant sur un dévoiement des idées libératrices des Lumières, s’érigeant en unique faiseur d’Histoire (1). Elle donnera lieu à une vision « orientaliste » du Proche-Orient considéré non civilisé, non développé. « Les innombrables sédiments de l’histoire, les récits sans fin, l’étourdissante diversité des cultures, des langues et des individualités, tout cela est balayé, oublié, relégué dans le désert comme les trésors volés à Bagdad et transformés en fragments privés de tout sens » (2). Elle aboutira au classement des peuples en « races supérieures et inférieures », donc en droits, justifiant le colonialisme. Cette idéologie essentialiste, inégalitaire, sera aussi la base idéologique du nazisme et du fascisme dans l’entre-deux guerres en Europe.
Le développement du sionisme chrétien a été porté pendant le XIXe siècle par des prédicateurs évangélistes et des hommes politiques. Il est important de noter que le soutien évangélique à Israël est principalement basé sur des convictions religieuses et théologiques spécifiques à ces courants. Ce n’est pas l’opinion de tous les Chrétiens ou des autres branches du Christianisme. Ce soutien est minoritaire au sein du Christianisme, mais nous verrons qu’il est très puissant car concentré surtout au Royaume-Uni et aux États-Unis, l’ancienne et la nouvelle grande puissance impérialiste.
“Déclaration de Jérusalem sur le sionisme chrétien” du 22 août 2006 (3)
Communiqué du patriarche et de dignitaires d’Églises locales à Jérusalem.
Le Sionisme chrétien est un mouvement théologique et politique qui fait siennes les positions idéologiques les plus extrêmes du sionisme, au point de nuire à une paix juste en Palestine et en Israël. Le programme sioniste chrétien propose une conception du monde dans laquelle l’Évangile s’identifie avec l’idéologie impérialiste, colonialiste et militariste. Dans sa forme la plus extrême, il met l’accent sur des événements eschatologiques qui mènent à la fin de l’histoire plutôt qu’à l’amour et à la justice vivants du Christ. Nous rejetons catégoriquement les doctrines du sionisme chrétien comme constituant un enseignement erroné qui pervertit le message biblique d’amour, de justice et de réconciliation.
Nous rejetons encore davantage l’alliance actuelle entre les dirigeants sionistes chrétiens et des organisations dont font partie des membres du gouvernement d’Israël et des États-Unis, qui imposent à présent, de manière unilatérale et anticipée, leurs frontières et leur domination sur la Palestine. Cela mène inévitablement à des cycles sans fin de violence qui ébranlent la sécurité des peuples du Moyen-Orient et du monde entier.
Certaines églises évangélistes, regroupant des dizaines de millions de fidèles aux États-Unis et au Royaume-Uni, portent un discours messianique pour le retour de Jésus via la « restauration » d’Israël. Pour cela le « retour » des Juifs en Palestine est nécessaire pour y être exterminés aux deux tiers par l’Antéchrist, le tiers survivant se convertissant au Christianisme (4). Ce qui ouvrirait la voie au retour, la « Seconde Venue », de Jésus. Le pasteur Bickersteth publie en 1836 ses sermons au titre explicite : La Restauration des Juifs sur leur propre terre, en relation à leur future conversion et à la bénédiction de notre Terre (5).
Citons aussi le révérend George Bush (un parent ancien des Présidents américains homonymes). En 1844, cinquante-trois ans avant le Congrès sioniste (juif) de Bâle, il est convaincu, dans son livre La Vallée de la vision, ou la renaissance des os secs d’Israël d’un « rappel définitif de la race juive de sa dispersion prolongée entre les nations et de sa réinstallation sur la terre léguée par l’Alliance ». N’est-ce pas l’essence et les références du programme du sionisme juif ? Et de préciser « qu’aucune tâche spécifique n’est attendue des Chrétiens dans ce destin prédit à Israël, sauf à lever au niveau gouvernemental les obstacles qui pourraient survenir » (6). N’est-ce pas la politique passée et actuelle vis-à-vis d’Israël des États-Unis, du Royaume-Uni et d’autres pays chrétiens ?
Le révérend Blackstone envoie une lettre au Président des États-Unis en 1891, cosignée par 413 personnalités de la politique – congressistes, maires des grandes villes, le futur président McKinley – de la presse et de la grande industrie pour « organiser au plus tôt une conférence internationale sur la condition des Israélites et leurs revendications sur la Palestine comme leur ancien foyer » (7). Pourtant les rabbins lui avaient exprimé dans une conférence antérieure que « le pays où nous vivons est notre Palestine et la ville où nous résidons est notre Jérusalem » (8).
En Angleterre le même mouvement est porté par des prédicateurs anglicans. Le révérend anglican William Hechler publiera en 1893 un pamphlet intitulé La Restauration des Juifs en Palestine conformément aux Prophéties. Face à l’arrivée massive de Juifs fuyant les persécutions dans l’empire russe, le premier ministre Balfour et son ministre des Colonies Chamberlain veulent endiguer (9) cette vague d’immigration et vont appuyer le plan d’installation en Palestine formulé par les sionistes juifs. Cette répulsion à accueillir les Juifs persécutés est un trait caractéristique de l’appui du sionisme chrétien anglo-saxon au sionisme. C’est toujours le cas de nos jours.
Le sionisme chrétien considère les Juifs de manière utilitariste et vise la disparition du Judaïsme comme religion, même si les manifestations d’antisémitisme explicite sont plus ou moins importantes de nos jours. Mais elles étaient plus marquées et violentes jusqu’au milieu du XXe siècle. En même temps que la ségrégation contre les Afro-américains et les mises en « réserves » des Amérindiens, les Juifs étaient socialement discriminés, au nom de cette conception de la religion chrétienne, dans de nombreux États aux États-Unis, dont ceux sous influence du Ku Klux Klan, jusqu’aux années 1970 et c’est toujours le cas dans certains cercles des États-Unis. De même qu’on accuse d’antisémitisme toute opposition à Israël, le soutien à Israël, pour des raisons théologiques, permet d’innocenter le fond antisémite des chrétiens sionistes.
Le sionisme chrétien est extrêmement puissant aux États-Unis : il représente 50% environ de l’électorat du parti républicain, et étend largement son influence au sein du parti démocrate. La plupart des Présidents des États-Unis étaient sionistes depuis William McKinley et Theodore Roosevelt à la fin du XIXe siècle. Biden, pourtant catholique, se déclare sioniste. Trump aussi, et il a « reconnu » Jérusalem « unifiée » comme capitale d’Israël et l’annexion du Golan au cours de son premier mandat. De nouveau Président, il propose le nettoyage ethnique de Gaza sous de faux airs humanitaires.
Avant de considérer le sionisme juif, il faut signaler l’énorme influence de l’American Israel Public Affairs Committee (10). L’AIPAC est un lobby créé en 1963 aux États-Unis visant à soutenir Israël via la corruption des politiciens et des personnes d’influence. La grande majorité des membres du Congrès et du Sénat américains bénéficient du soutien financier de l’AIPAC et de ses médias liés aux États-Unis. Ce qui explique qu’ils accueillent chaudement Netanyahou et sa politique génocidaire, votent systématiquement tout soutien à Israël et des sanctions contre la CPI pour avoir lancé un mandat d’arrêt contre le premier ministre israélien. Mais il ne faut pas oublier qu’il existe une base sociale très importante dans le soutien aux politiques sionistes et à Israël.
Le discours actuel de l’extrême droite sioniste israélienne est une reprise de celui des sionistes chrétiens du XIXe siècle, à l’exception bien sûr de l’échéance finale.
Le sionisme juif
Le sionisme juif apparaît en Europe à la fin du XIXe siècle sur fond d’antisémitisme chrétien. Les Juifs étaient discriminés, persécutés, accusés de tous les maux jusqu’aux années 1960 car considérés comme un peuple déicide par la Chrétienté. Ces discriminations existaient en Europe depuis pratiquement le début de l’ère chrétienne, précisément depuis le règne de l’empereur Constantin (306-337) lors de sa conversion au Christianisme.
Il convient de rappeler, pour donner une mesure de la réalité de cet antisémitisme européen chrétien, l’interminable liste des expulsions des Juifs dans presque tous les pays européens, pour ne citer que ce type de discriminations. Citons une partie d’entre elles (11) au cours du deuxième millénaire (pour les lieux selon leur dénomination actuelle) : France (1080, 1147, 1182, 1306, 1322, 1394, 1592, 1683 …), Allemagne (1100, 1348, 1510, 1551, 1570, 1933 + génocide en 1941/45), Kiev russe/Ukraine (1113, 1495, 1648, 1660, 1828 …), Italie (différents royaumes et État papal : 1171, 1541, 1567, 1569, 1593 …), Angleterre (1188, 1198, 1290, 1510 …), Suisse (1298, 1616, 1634, 1655, 1701 …), Espagne (1391, 1492, 1629 …), en Pologne (1407, 1648 …), Autriche (1421, 1541 …), Lituanie (1445, 1495 …), Portugal (1497, 1516, 1555, 1629 …).
Toutes ces expulsions, en parallèle à de nombreux massacres et pogroms de Juifs, occasionnèrent des émigrations vers l’Espagne arabe (avant 1492), le Maghreb, l’Égypte et vers l’empire ottoman (selon le pays d’expulsion). Les Juifs se considéraient en sécurité dans les pays musulmans, à juste titre, pays où il n’y avait pas d’expulsions, si l’on excepte celle de Tunis en 1535 par Charles Quint, roi d’Espagne, qui venait de conquérir la ville. « On n’a jamais enregistré le moindre décret du sultan, ni même une ordonnance administrative locale demandant l’expulsion massive des juifs de la Jérusalem ottomane, et la communauté locale put donc jouir d’une vie sereine et sans bouleversements » (12).
La fin du XIXe siècle va aussi être marqué par les pogroms en Europe de l’Est, notamment entre 1881 et 1884, dans l’empire tsariste russe y compris et surtout en Ukraine et dans les pays baltes, en Moldavie, en Pologne, comme ceux de Kiev, d’Odessa, de Varsovie. Ils seront suivis par d’autres au début du XXe siècle, et par les partisans contre la révolution bolchévique entre 1918 et 1921.
Face à cela les populations de confession juive en Europe de l’Est, les plus agressées en Europe, adoptent à la fin du XIXe siècle trois options pour s’affranchir des inégalités et crimes qu’elles subissent.
Il y avait d’abord le communisme, qui prônait l’égalité de tous dans les pays qu’ils habitent. Ainsi les partis communistes auront un très grand nombre d’adhérents juifs. Ensuite le Bund, soit l’Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie, un mouvement socialiste destiné à représenter et défendre les droits de la minorité juive de ces régions de l’empire tsariste, dans une logique égalitariste mais teintée de séparatisme local, sans donc quitter leurs pays respectifs. Enfin le sionisme juif, laïc et socialiste, qui prônait le départ des Juifs d’Europe, considérant qu’il était vain de lutter pour l’élimination de l’antisémitisme en Europe et que la seule issue était l’émigration.
Nous constatons là que les Juifs en Europe de l’Est à l’aube du sionisme juif étaient divisés et ne se sentaient que très minoritairement identifiés au sionisme. Cette division s’est maintenue jusqu’à nos jours, car une grande partie des Juifs dans le monde, pour des raisons religieuses (certains courants orthodoxes) ou idéologiques, qu’il serait long d’exposer ici, s’opposent au sionisme et même à l’existence d’Israël. C’est le point fondamental, car il contredit l’embrigadement de tous les Juifs sous la bannière du sionisme.
Le sionisme est un mouvement politique identitaire, se construisant sur une racialisation, une pseudo « pureté ethnique », des Juifs (comme l’ont fait les antisémites !). Il est important de souligner que le sionisme juif est culturellement ashkénaze, c’est-à-dire d’Europe de l’Est, avec ce que cela signifie en termes d’eurocentrisme, de suprémacisme civilisationnel dont est imprégnée l’Europe, voyant des antisémites partout selon sa propre expérience. Au départ laïc et socialiste, mais uniquement pour les Juifs, il va se révéler dans le dernier quart du XXe siècle en mouvement majoritairement raciste sous l’influence idéologique de Vladimir Jabotinsky (13). Jabotinsky pose les bases idéologiques des dirigeants israéliens du Likoud, parti de droite israélien au pouvoir à partir de 1977, et notamment depuis le milieu des années 90 et l’assassinat d’Itzhak Rabin par un fanatique juif partisan de la colonisation. Jabotinsky, dont Netanyahou est un disciple, considérait clairement que l’établissement d’un État juif en Palestine devra se faire par la force et l’expulsion des Palestiniens par tous les moyens y compris les plus violents. Ce qui confirme en creux leur pleine conscience que les Palestiniens étaient les vrais habitants et ayant-droits de la Palestine depuis toujours.
Nous avons montré que le sionisme est apparu chez certains courants chrétiens et que le sionisme juif lui a succédé en ayant les mêmes objectifs d’installation par la force des Juifs en Palestine. A l’origine le sionisme juif était minoritaire chez les Juifs, et la propagande sioniste tend à imposer l’identification du Judaïsme avec le sionisme, des Juifs avec Israël. Il est très important de comprendre que tous les Juifs ne sont pas sionistes et que tous les sionistes ne sont pas juifs. La façade juive du sionisme ne doit pas masquer le sionisme chrétien, dominant aux États-Unis.
Nous analysons dans nos prochains articles les outils et mythes idéologiques employés par le sionisme pour imposer un visage de fausse normalité.
Mokhtar Homman, le 9 Février 2025
Dans l’édition de lundi : V – Les mythes du sionisme (1ère partie) : Le « peuple juif »
Notes
- Jack Goody : Le vol de l’histoire.
- Edward W. Said : L’Orientalisme, préface, p. II.
- Déclaration de Jérusalem sur le sionisme chrétien – CDM (Chrétiens de la Méditerranée), 8 octobre 2010.
- Jean-Pierre Filiu : Comment la Palestine fut perdue, p. 39.
- Jean-Pierre Filiu : op. cit., p. 35.
- Jean-Pierre Filiu : ibid., p. 33 et suivantes.
- Jean-Pierre Filiu : ibid., p. 41.
- Jean-Pierre Filiu : ibid., p. 41.
- Jean-Pierre Filiu : ibid., p. 43.
- John Mearsheimer et Stephen Walt : Le lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine.
- Source : Expulsion des Juifs — Wikipédia ; et liste établie par l’historien libanais Issam Kamal Khalifa (référence inconnue).
- Amnon Cohen : Juifs et musulmans en Palestine et en Israël, p. 75.
- Marius Schattner : Histoire de la droite israélienne. VladimirJabotinsky, natif d’Odessa, leader de l’aile droite du sionisme, considérait la Jordanie actuelle comme partie d’Israël. Il sera l’inspirateur de l’organisation terroriste Irgoun qui exécutera l’expulsion et l’élimination des Palestiniens par la violence, notamment en 1948. Remarquons que les trois principaux dirigeants israéliens Netanyahou, Ben Gvir et Smotrich sont d’origine ukrainienne et polonaise, de culture européenne ashkénaze.
Bibliographie
Cohen, Amnon : Juifs et musulmans en Palestine et en Israël. Éditions Tallandier, Paris, 2021.
Filiu, Jean-Pierre : Comment la Palestine fut perdue. Et pourquoi Israël n’a pas gagné. Éditions Le Seuil, Paris, 2024.
Goody, Jack : Le vol de l’histoire. Éditions Gallimard, Folio Histoire, Paris, 2006.
Mearsheimer, John et Walt, Stephen : Le lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine [« The Israel Lobby and U.S. Foreign Policy »]. Éditions La Découverte, Paris, 2007.
Said, Edward W. : L’Orientalisme. L’Orient crée par l’Occident. Éditions du Seuil, Paris, 2005.
Schattner, Marius : Histoire de la droite israélienne. De Jabotinsky à Shamir. Éditions Complexe, Bruxelles, 1991.