Le fou de Madeleine

Ce qui l’attend, Gérard Lenorman n’en avait aucune idée et s’il l’avait su, il n’aurait jamais chanté cette chanson!
Habib était contraint de quitter l’école avec l’ancien niveau de la 5e année primaire. Cela ne nourrit pas son homme! Le chômage, la pauvreté, l’adolescence avec ses folies, son insouciance, ses extravagances, ses fantaisies,  l’ont poussé vers la plage de notre ville très touristique. Il était beau garçon, jeune et plein de vie. Ses beaux yeux, son beau corps bronzé, ses cheveux noirs lui étaient d’une très grande utilité pour draguer les belles européennes venues chez nous en quête de l’extase et du plaisir charnel de l’amour sur le sable exotique de l’Atlantique… Habib s’était évertué à apprendre l’anglais et d’autres langues pour pouvoir «communiquer» avec ces ‘‘Madeleine’’ féeriques. Il avait un seul et unique rêve: tomber sur une ‘‘Madeleine’’ assez éprise de lui pour l’emmener avec elle là-bas où la vie est rose, facile, docile. Il était tellement habité par ce rêve qu’il était devenu son obsession. Même sa façon de marcher, il l’avait changée pour envoûter ces belles créatures à la peau blanche. Il a fait comme le corbeau qui voulait imiter la colombe. Alors, le pauvre Habib, au lieu de marcher comme tous les bipèdes de son espèce, il sautillait et se dandinait tel un canard faisant la cour à sa cane. Il était devenu la risée du quartier mais il ne s’en souciait guère; il avait d’autres chattes à fouetter! Il nous racontait fièrement ses aventures et ses triomphes auprès de ces dames. Nous l’envions, nous le jalousions, nous rêvions de ces nymphomanes prêtes à tout. Casanova, Don Juan, spécialiste de la drague, coureur de jupons à l’européenne: c’est un art et un savoir faire dont nous étions incapables. Pour nous, ces corps étendus sur notre sable étaient intouchables, inaccessibles, interdits. Il fallait être Habib pour oser… et dans le quartier, tout le monde n’est pas Habib!
Un beau jour, il est venu dans un étal d’enthousiasme et d’excitation extrêmes: «ça y est! C’est fait. J’ai décroché le gros lot. Une «Guaouriya» (une européenne) m’a aidé à avoir le passeport et le visa. Adieu la misère, le manque, la frustration, le dénuement et l’oppression. Je m’envolerai vers la civilisation, la liberté, le bonheur, l’amour, la vie. Europe ma chérie, me voilà!»… Et il est parti, sûr de lui, confiant, certain d’arriver au sommet de l’échelle sans se douter de l’enfer qui l’attendait là-bas.
Une fois là-bas, la vieille ‘‘Madeleine’’ qui était si gentille et si généreuse à Agadir s’est subitement métamorphosée en esclavagiste. Habib s’est réveillé mains et pieds liés, dans une geôle peu commune, sans procès, sans chef d’accusation, sans verdict. La Madeleine ordonnait, interdisait, permettait, recommandait, commandait, exigeait… Et Habib exécutait. Elle lui interdisait de sortir seul de crainte qu’une autre ne le lui vole. Elle le nourrissait bien pour qu’il «travaille» mieux chaque nuit. Ses petites amies étaient folles de jalousie en la voyant avec son esclave-indigène-nord-africain, bras dessus bras dessous, dans la plus belle grande avenue du monde.
Habib n’en pouvait plus. Après six mois, il s’est évadé de cet enfer et a pris le chemin du retour. Il a préféré le soleil, la mer, le pain et le thé de chez lui au «paradis» de Madeleine. Il est revenu chez lui, mais non sans dégâts. Il n’est plus comme avant. Il n’est plus le même. Les déboires, la honte, la déception, le rêve brisé, et d’autres choses encore l’ont marqué à jamais. Il n’adresse plus la parole à personne. Il passe la journée à faire le tour des cafés de la ville. Il entre, fait un tour entre les tables, regarde les consommateurs et sort sans parler. Quelques fois, il demande une cigarette à un client. S’il a quelques pièces, il demande un café, le sirote en fumant sa cigarette en silence et repart comme un nuage!
Le soir, il rentre chez lui. Sa famille prend soin de lui: elle le nourrit, le lave, l’habille comme un bébé. Personne ne le contrarie. Il est libre de sortir et d’entrer comme il l’entend. Puisqu’il est anodin, on le laisse circuler en paix. Il a besoin d’errer dans les rues; cela lui fait du bien, il se dégourdit les jambes, il voit du monde, il se perd dans la foule. Il suit un traitement médical qui, jusqu’à présent, n’a aucun effet sur lui. Quand on le voit passer, sautillant et se dandinant, les gens se disent tout bas:
«Pauvre Habib, l’Europe et les européennes l’ont rendu fou. Que Dieu nous protège!»…D’autres, plus méchants le toisent en ricanant et lui lancent à la figure sans gêne aucune: « Alors, Casanova d’Agadir, où sont tes belles européennes? Elles t’ont jeté comme une vieille chaussette pourrie! Bien fait pour toi, beau et con à la fois! »

Moi, toutes les fois que je le vois, j’ai un pincement au cœur et l’image de Habib, jeune, beau, fringant, séduisant et fougueux me revient à l’esprit, si présente, si forte, si douloureuse, si indélébile. Je lui dis amicalement et d’un ton naturel ;  » Salut, Habib!». Il me répond;  » Salut! » et  continue sa marche vers son destin si cruel, incertain et impitoyable . . .
Me reconnait-il?
M’a-t-il oublié?
Je n’ai jamais osé lui poser la question…
Pauvre Habib!

Tous droits réservés

Top