Le rire contre la crise

Nayda de Said Naciri

Mohammed Bakrim

Le constat ne date pas d’aujourd’hui mais l’année 2023 vient le confirmer : le cinéma marocain est porté par un genre, la comédie dans ces différentes variantes (sociale, dramatique…).

Les chiffres de l’exploitation sont à ce niveau très éloquents. Depuis plusieurs années ce sont deux à trois films marocains inscrits dans le genre qui arrivent en tête du box-office. Je rappelle que le record absolu des entrées est détenu par quelques titres : A la recherche du mari de ma femme (1993), Les Bandits (Said Naciri, 2003), Road to Kaboul (Brahim Chkiri, 2012), Au pays des merveilles (Jihane Bahar, 2017) … De l’aveu même des exploitants, la comédie reste la roue de secours qui permet au parc des salles, déjà très réduit, de subsister, de résister à l’hémorragie.

L’autre constat va dans ce sens avec l’exacerbation de la tendance à travers l’omniprésence de la comédie sur les écrans du pays. On cite même que des films inscrits dans d’autres genres ont été retirés quelques jours à peine après leur sortie, écrasés par la compétition imposée par la comédie. Des stars de la télé (comédiens, scénaristes et réalisateurs) ont investi le genre avec des fortunes diverses. C’est le genre désormais dominant ; un public lui est massivement fidèle.

Tendance qui a pris de l’ampleur depuis la pandémie. Le retour au cinéma après Covid s’est fait à travers la voie royale de la comédie. La crise, sanitaire hier, sociale aujourd’hui, apparemment favorise l’humour. Le public aime un dépaysement par la comédie pour le sortir du désenchantement généralisé. La comédie audiovisuelle est le nouvel opium du peuple. « La comédie est le résultat de la tragédie dans le temps » ; en 1929 ; en plein crash du capitalisme, les salles de cinéma ne désemplissaient pas. Depuis la naissance des genres, la comédie a la préférence du public en temps de crise.

C’est, donc, dansun contexte très chargé « socialement » que Said Naciri propose son nouveau film, Nayda (ça chauffe !). Humouriste qui a monté des one man show ayant rencontré un très grand succès public, Said Naciri a montré très vite un talent artistique aux multiples dimensions. Il combine des travaux aussi bien pour le théâtre, la télévision, la scène avant de rencontrer le cinéma comme acteur et producteur pour passer carrément à la réalisation. Il a développé ainsi une filmographie qui compte des titres phares du box-office marocain. Nayda s’inscrit dans la même démarche. Naciri reste fidèle à l’univers qui a marqué ses grands films (Les Bandits, Le clandestin, Sara…).

On retrouve des scénarii d’empathie à l’égard des mêmes lieux (les bidonvilles de la banlieue casablancaise), des mêmes personnages (le petit peuple confronté aux puissants, aux escrocs) et des situations qui mettent à nu et dénoncent la hogra. Avec un horizon humaniste (l’amitiés et la solidarité des enfants du peuple). Nayda reprend les mêmes ingrédients dramatiques avec un personnage principal qui vit de son triporteur mais qui se trouve devant l’incapacité d’assurer des soins adéquats à sa mère malade. Pour s’en sortir il se retrouve dans une situation extraordinaire, celle de prendre, par accident, en otage une grande partie du gouvernement. Un emballement médiatique en a fait une attaque terroriste.

Cette fois en effet, Said Naciri pousse le bouchon de la satire très loin en mettant en scène le chef du gouvernement, ses principaux ministres et même une certaine caricature de l’administration y compris la sureté nationale. Une manière de tester la capacité du système à supporter la dérision et la satire.  Le film en effet n’hésite pas à pointer du doigt tous les dysfonctionnements qui hantent la vie quotidienne des populations condamnées à la double marge sociale et spatiale. Cela donne une construction en dents de scie avec des moments de grande réussite et d’autres qui le sont moins.

Parmi les moments forts je cite entre autres le face à face en huis clos dans l’hôtel où sont retenus « les otages » avec une séance tragicomique où les « puissants » révèlent leur faiblesse et leurs contradictions. En termes comiques, l’une des séquences où j’ai ri de bon cœur est celle de la légalisation du document de l’accord avec le chef du gouvernement. Il a fallu en effet convaincre le fonctionnaire en charge de ce service et le ramener de force car refusant de quitter son bureau et surtout de faire sortir le sacro-saint registre administratif. L’acteur qui a assumé le rôle a été une belle trouvaille.

Le film est porté par le trio Said Nacir, Ilham Ouaâziz et Rafik Boubker. Le film s’achève sur une scène à forte charge symbolique quand on assite à une sorte de passation du pouvoir « comique » entre générations (entre Said Naciri et Rafik Boubker) : au niveau du récit on voit Said (Said Naciri), mourant, touché par balle qui confie à Youssef (Rafik Boubker) de veiller sur le dossier des revendications populaires. D’une génération, l’autre.

Le film développe ainsi un faisceau de signes qui légitiment une lecture « sérieuse ». Nayda se prête à une lecture socio-politique à condition d’abandonner ce réflexe « aristocratique » qui méprise les différentes expressions de la culture populaire. Afficher à l’égard des films de Naciri une suffisance affectée ou un dédain insouciant caractérise malheureusement une certaine critique paresseuse sinon myope intellectuellement.

Elle ne voit pas dans la comédie populaire une variante comique du néo-réalisme ; un sous-genre en quelque sorte qui reste fidèle au credo du néoréalisme : l’empathie envers les gens d’en-bas. La moquerie, la caricature, la vulgarité que l’on retrouve ici et là dans Nayda sont les figures rhétoriques que le peuple mobilise comme arme contre la rhétorique oiseuse des dominants. Une manière pour le cinéma de réconcilier le peuple avec sa langue, sa gestuelle et lui permettre de retrouver ses profonds désirs politiques.

Quel que soit le film, il faut accorder une attention et une écoute à ceux qui le défendent. Si le film les rend heureux, les rend meilleurs et ouverts sur les questions du monde, alors le film accède à cette légitimité artistique que lui dénient les maîtres à penser. On peut aimer le dernier Scorsese et le dernier Naciri parce que, à la base, on aime le cinéma.

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