Le Sultan Abdelaziz… premier cinéaste marocain ?!!!

Histoire du cinéma au Maroc

Mohammed Bakrim

Il y a, nous apprend Jacques Rancière, philosophe de l’esthétique, deux manières de «nouer» le rapport cinéma et histoire : «en faisant de l’un des ces termes, l’objet de l’autre». Qu’en est-t-il du cinéma marocain sur cette double piste ?

On peut dire qu’il s’intéresse de plus en plus  à l’histoire comme objet (dernier exemple en date : après les films sur les années de plomb, ou les films traitant du terrorisme, il y a des films sur la résistance, le retour de Souheil Bnbraka via une superproduction historique, De sable et de feu (2019), et il est opportun aujourd’hui   de  voir ce cinéma advenir à l’histoire comme objet. C’est-à-dire, ouvrir le cahier/journal de ses mémoires et autres souvenirs…le proposer au champ de l’histoire. Disons d’emblée que le champ est encore vierge et offre plusieurs pistes ; vaste et complexe est le champ qui s’ouvre devant nous. Chaque film est en soi un pan d’une histoire générale qui reste à écrire. Une histoire fait sens si on peut percevoir le mouvement pas seulement les arrêts sur image. Faire l’histoire c’est en l’occurrence ici accompagner un corps vivant et non disséquer un objet inerte.

Sur cette voie, on peut poser, déjà, quelques jalons. En toute modestie. Quand il s’agit d’aborder cette histoire, commençons par opérer une distinction méthodologique entre deux approches du cinéma marocain du point de vue de l’histoire :

– L’histoire du cinéma au Maroc

Pour la première approche, on peut dire en toute certitude que le cinéma au Maroc a pratiquement l‘âge du cinéma tout court. Quant à la seconce approche, l’histoire du cinéma marocain, elle est portée par plus d’interrogations que de réponses. Ses origines et ses débuts sont problématqiues et…passionnants. Par exemple autour de la question toute simple en apparence : quel est le premier film marocain ? Affaire à suivre.

 Mais précisons d’abord quelques donnes historiques. A l’instar de plusieurs autres contrées, le Maroc a vu, pratiquement au lendemain de la première  parisienne du cinématographe (décembre 1895), débarquer des opérateurs Lumière, venus pour la promotion de cette belle «invention industrielle» et aussi pour capter des images exotiques ; imprimer du soleil et du palmier sur de la pellicule encore fraîche, afin d‘émerveiller un public mis en charme déjà par les peintres romantiques. Delacroix avait ouvert la voie aux pérateurs Lumière !!!

On s’accorde alors à dire que dès 1897, des premières vues ont été effectuées à Rabat, Fès, Casablanca ; on cite aussi Tanger, Safi…deux noms vont marquer cette période, l’algérois Félix Mesguich et le lyonnais Gabriel Veyre. Félix Mesguich a signé les premières «vues» accompagnant le débarquement des Français ici et là  (notamment son «film» sur le bombardement de Casablanaca en 1907); il est précurseur d’un genre journalistique, le reportage; militaire de surcroît.

Gabriel Veyre, lui, va connaître un autre destin. Un destin marocain notamment. Il mérite ainsi un arrêt sur image particulier. Photographe, opérateur des frères Lumière, il roule sa «caméra», comme on dit « rouler sa bosse » un peu partout dans le monde, du Cambodge au Venezuela…avant de revenir chez lui, en France. Il sera recruté par le Sultan Abdelaziz comme conseiller et photographe attitré : «Je me reposais aux abords du Rhône de tant de lointains voyages, lorsque j’appris qu’on cherchait un homme, un ingénieur à même d’enseigner tout d’abord au sultan du Maroc la photographie dont il s’était épris…». Le caméraman français s’aperçut très vite que le jeune Roi était friand de toutes les nouvelles découvertes : téléphone, bicyclette, phonographe et…cinéma. Voici comment il décrit le jeune sultan qu’il découvre dès son arrivée à Marrakech : « Il avait alors vingt ans à peine. Grand, bien proportionné, imberbe encore, le teint clair, les yeux noirs, le regard puéril et très doux, il produisait l’effet d’un bon grand enfant rieur » (page 5).

Gabriel Veyre prit sa mission au sérieux, tomba sous les charmes des gens et du pays. Engagé pour un contrat de trois mois, il resta auprès du souverain plus de quatre ans, à Marrakech d’abord puis à Fès. Et adopta définitivement le Maroc ; il va y demeurer, lancer des affaires, prospérer; prendre beaucoup de photos des gens et du pays. Il meurt en 1936 et sera enterré au cimetière de Bensmsik (Casablanca). De son séjour au palais royal de Marrakech et de Fès, il a récolté la matière d’un livre, «Dans l’intimité du sultan, au Maroc (1901-1905)»  où nous trouvons des notes révélatrices sur les rapports des Marocains à la modernisation. Très proche du sultan Abdelaziz, il nous apprend que ce dernier avait adopté aussi bien l’appareil photographique que la caméra, n’hésitant pas à filmer ses proches notamment ses femmes qui suivaient les projections du cinématographe. «Il leur donne des séances de cinématographe, et c’est par ce moyen qu’il les a  initiées à quelques us des de la vie européenne, les a fait voyager chez nous. Au début, je fus appelé au harem, une seule fois, pour diriger la première séance. On m’avait dissimulé derrière un paravent japonais. De là je ne pouvais voir que le mur blanc, en face de moi, formant un écran à souhait, et personne non plus ne me voyait. J’entendais seulement, au-delà du fragile rempart de soie, les rires étouffés et les chuchotements des femmes. Mais quand je commençai à projeter des vues, quelques une des mystérieuses  spectatrices, intriguées, s’approchèrent, se jetèrent au devant du mur pour le toucher et s’assurer s’il ne remuait pas.» (page 42). Veyre précise encore : « Elles montent à bicyclette et Abdelaziz les a cinématographiées » (page 42) . De cet extrait, comme de l’ensemble du livre, on retient deux informations fondatrices, d’un point de vue historique : on sait que les premières projections privées du cinématographe ont eu lieu très tôt au Palais royal vers 1901 ; et on connaît l‘auteur, en quelque sorte, du premier film amateur marocain, en l’occurrence le Sultan Abdelaziz…

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