comme directrice de la photographie sur une quarantaine de courts métrages et une trentaine de spots publicitaires, elle passe au long métrage en 2008 avec «Le temps des camarades» de Mohamed Chrif Tribak. Parmi les réalisateurs marocains avec lesquels elle a collaboré, on peut nommer Abdelillah Zirat, Rachid Ouali, Layla Triqui, Youssef Britel, Mohamed Mouftakir, Mohamed Karrat. Depuis 2007, elle est professeur à l’ESAV Marrakech (département image).
L’image des «petits bonheurs»

Al Bayane : Quel rapport entretient un directeur de la photographie avec le scénario ? Comment as-tu reçu dans ce sens le scénario de Petits bonheurs ?
Cringuta Pinzaru : Le scénario est la base de départ du film, c’est à partir de l’histoire que tout commence. Le film naît avec le scénario. Personnellement, je commence mon travail sur un film dès la première lecture du scénario. J’imagine déjà des ambiances de lumière, des textures d’image, des choix de cadre, des idées de découpage. Evidemment, je partage toutes mes intentions avec le réalisateur, c’est lui mon interlocuteur privilégié. C’est très important qu’on soit sur la même longueur d’onde. J’interviens très peu dans la dramaturgie du scénario, mais cela peut arriver néanmoins, et, quand ça arrive, c’est plus pour mieux comprendre les intentions du réalisateur, éclaircir certaines questions personnelles ou simplement proposer une autre résolution d’une certaine séquence.
J’ai lu 7 ou 8 versions des «Petits bonheurs», ça n’arrive que rarement, car avec Chrif Tribak, on a une relation de travail privilégiée. On collabore ensemble depuis 12 ans. Donc, on est dans un rapport de confiance réciproque, de complicité et de partage et ça facilite vraiment la tâche. J’ai eu de longs échanges de mails pendant quelques années avec le réalisateur/scénariste ; temps durant lequel ont été écrites les différentes versions du scénario et pour lesquelles j’ai donné mon point de vue à Chrif, avec l’intention chaque fois d’avancer, d’être dans la critique constructive, de comprendre ses intentions, car c’est une histoire qui n’est pas du tout facile à saisir, à appréhender.
Comment se sont déroulées les discussions de préparation avec Chrif Tribak, d’autant plus que le script pose un double défi au moins : faire la reconstitution historique (décors, costumes, lumière…) et filmer l’intime…
On a travaillé comme d’habitude: discussions sur les questions importantes: qu’est-ce qu’on raconte ? Comment le raconte-t-on ? Comment va-t-on s’y prendre techniquement pour arriver à retrouver nos intentions initiales dans le film? Ce sont des questions difficiles. Nous avons eu le temps de trouver les réponses durant la préparation, le repérage et en travaillant avec le réalisateur avant et pendant le tournage. Dans le cas des «Petits bonheurs», c’était d’autant plus compliqué car il s’agit d’un film d’époque (l’action se passe en 1955 à Tétouan). Il y a un travail de documentation que chacun d’entre nous a fait de son côté, et après, on a énormément discuté quand il s’agissait de trancher sur le choix d’un décor, des costumes ou d’une certaine ambiance de lumière. Nous avons fait des recherches en amont avec le décorateur, Mustafa Loulanti et la chef costumière Bouchra Cainallah. Une fois que nous nous sommes mis d’accord, chacun a fait son boulot, et je tiens à les féliciter, car tous les deux ont fait un travail remarquable.
La grande maison est un personnage en soi, filmée comme un labyrinthe où toutes ces femmes vivent, l’homme y est un intrus. Comment filmer cette maison? C’était un vrai défi pour moi de trouver une solution fiable, car l’espace est très petit, les chambres très étroites avec une grande hauteur sous le plafond. La réponse est venue grâce au patio, le puits de lumière autour duquel gravite la vie de toutes les maisons arabo-andalouses. On est dans un huis clos. On doit sentir cet enfermement. Ces femmes échappent aux règles de vie d’une grande maison seulement quand elles montent sur la terrasse ou quand elles traversent les ruelles étroites de la médina pour aller au cinéma. Les ruelles sont un lieu de rencontre, le toit un lieu où on regarde sans être vu, le cinéma c’est le rêve. La vie de ces femmes est rythmée par les tâches ménagères, les fêtes de mariage, les arrivées et départs de leurs filles/enfants. Le patio c’est comme une scène de théâtre et les chambres comme les coulisses. Au moment où j’ai compris l’importance du patio dans la géographie du lieu, tout est venu de soi: le choix de la focale, de la lumière, les axes caméra, l’importance du hors-champ. On a créé une ambiance ambrée, douce, qui fait bien ressortir les carnations, les textures des vêtements et des décors, le soleil est toujours indirect.
Comment filmer l’intime, voilà une question bien difficile. On a essayé de le filmer avec pudeur, sans tomber dans le voyeurisme et dans la vulgarité. Aussi, le fait qu’on a tourné quasi tout le film en plans séquence nous a aidés à trouver un rythme, un tempo, une certaine chorégraphie entre la caméra et les acteurs. La caméra fait corps avec l’acteur, sans le perturber, dans la douceur.
As-tu mené de ton côté un travail de préparation spécifique : visiter de maisons anciennes, des musées, voir des tableaux et des photos d’époque?
Je connais assez bien le nord du Maroc. Donc, j’avais déjà une idée sur les anciennes maisons du style arabo-andalous, typiques du nord du Maroc. C’est pendant les repérages que j’ai vraiment compris les différences architecturales entre ces maisons traditionnelles. On a fait un gros travail de préparation avec le réalisateur. On a vu beaucoup de photos d’époque, des archives filmées. J’ai lu des livres d’histoire sur cette époque avant l’indépendance du Maroc. Ce travail de recherche m’a nourri beaucoup pendant le tournage. On a recherché aussi les livres sur la broderie du nord du Maroc, tout ce qui avait un lien avec le monde des femmes: les écoles de filles, qu’est-ce qu’on mettait dans un trousseau de mariage, jusqu’aux coutumes alimentaires de l’époque.
Les tableaux orientalistes n’étaient pas vraiment ce que je cherchais comme référence visuelle. Grâce à Chrif Tribak, j’ai découvert il y a longtemps les peintures de Rachid Sebti, un des rares peintres figuratifs marocains, spécialisé dans le nu féminin. Ce sont quelques-uns de ses tableaux qui nous ont nourris visuellement pendant la préparation des «Petits bonheurs» dans le choix des couleurs, la façon de détacher le personnage de l’arrière-plan grâce à la lumière et dans le choix des costumes.