PLF 2023 : La retenue à la source sur le chiffre d’affaires, une sérieuse menace sur nos prestataires de service

Entretien avec Salah Grine, expert comptable

Propos recueillis par Al Bayane

exergues :

  • La retenue à la source « flirte » avec l’inconstitutionnalité
  • Elle concerne également les commissions bancaires
  • Même à un taux de 4 % du chiffre d’affaires, la retenue à la source ne serait pas une bonne idée

Légende : Salah GRINE, expert comptable, conseiller fiscal d’un groupe parlementaire, ex vice-président du conseil régional Rabat et nord de l’Ordre des Experts Comptable et professeur de l’enseignement supérieur.

Question 1 : Sur les dernières années, il a été constaté une certaine appétence du législateur fiscal pour la retenue à la source (RAS) pour la collecte de l’impôt, quelle en serait la raison ?

En matière de prestations de services, la collecte de l’impôt s’effectue de deux manières. Soit par la déclaration et le versement par les contribuables eux-mêmes quand ils opèrent en tant que professionnels patentés et tenant une comptabilité. Soit au moyen d’une retenue à la source opérée par leurs clients patentés et tenant une comptabilité. Cette deuxième manière de collecter l’impôt est privilégiée essentiellement quand il s’agit de prestataires de services personnes physiques non patentées et opérant individuellement. C’est le cas des enseignants vacataires opérant dans les établissements d’enseignement et de formation, des médecins non patentés opérant dans les établissements de santé et, en général, de toute personne physique non patentée recevant une rémunération d’un client patenté et tenant une comptabilité. 

Si pour les personnes physiques non patentées, la retenue à la source est la règle,c’est pour deux principales raisons. D’abord, par crainte que les personnes en question ne s’acquittent pas de leur dette fiscale, sciemment ou par ignorance ; et ensuite, par souci de simplification, les rémunérations qu’elles perçoivent n’impliquant d’engager, généralement, que très peu de frais. Des frais que l’application d’un taux de retenue à la source de seulement 30 % libératoire d’IR permet, dans certains cas, de couvrir, comme c’est le cas actuellement des médecins non patentés qui bénéficient d’une retenue à la source de 30 % libératoire, c’est-à-dire sans l’obligation de déposer une déclaration de revenu global passible du barème de l’IR.

La retenue à la source est, certes, une manière pratique pour la collecte de l’impôt mais elle « flirte » souvent avec l’inconstitutionnalité. Et dès lors qu’elle n’est pas proportionnée aux facultés contributives du contribuable, elle rend l’impôt injuste et inique. C’est pour cela qu’elle est à manier avec prudence et la défense des intérêts de la collectivité que doivent légitimement poursuivre les pouvoirs publics ne doit jamais  faire l’économie de la préservation des intérêts des contribuables. Une RAS qui ferait payer à une catégorie de  contribuables une avance sur impôt sans commune mesure avec leurs facultés contributives s’inscrirait, même avec un droit de restitution du trop versé, dans une violation de  l’article 39 de la Constitution. 

Question 2 : Le PLF 2023 prévoit d’appliquer une retenue à la source de 20 % sur les honoraires, commissions, courtages et autres rémunérations de même nature alloués aux professionnels patentés et tenant une comptabilité, pourquoi beaucoup de professionnels de la fiscalité estiment que cette retenue à la source serait une véritable « usine à gaz » ?

Cette retenue à la source de 20 % engendrerait, à coup sûr, une importante charge de travail  aussi bien pour les contribuables que pour l’Administration fiscale elle-même. D’une part, les contribuables seraient en charge d’identifier, à leurs risques et périls , ceux de leurs fournisseurs de prestations de services  qui sont passibles de cette retenue, de l’opérer et de la reverser. D’autre part, l’Administration fiscale devrait non seulement vérifier que toutes les retenues ont été opérées et reversées, mais également mobiliser une bonne partie de ses effectifs pour traiter l’important flot de demandes de restitution auxquelles donnerait lieu cette retenue à la source, qui rappelons-le, s’ajouterait aux acomptes sur l’Impôt sur les Sociétés.

Mais, le plus problématique est que cette retenue à la source sur le chiffre d’affaires des entreprises créerait une situation on ne peut plus singulière où une facture émise durant un exercice comptable et payée durant un autre  exercice se retrouverait soumise à la retenue à la source au moment du règlement par le client, alors qu’elle aurait déjà été imposée au moment de sa comptabilisation. Et la RAS prendrait dans ce cas-là, purement et simplement, la forme d’un « prêt forcé » à l’Etat et non d’une avance sur impôt, ce qui questionne, encore une fois, sur sa conformité à la constitution.

Question 3 : Qu’est-ce qui explique, selon vous, le tollé soulevé par la retenue à la source de 20 % sur le chiffre d’affaires au sein des professions visées ?

Contrairement à ce que l’on peut croire, ce n’est pas l’augmentation de l’imposition des professionnels visés qui en est la cause, puisque l’augmentation de l’IS de 10 à 20 % qui devrait frapper la majorité d’entre eux n’est pas  contestée. Ce qui est contesté c’est le principe même d’une retenue à la source dans un système fiscal déclaratif, qui ferait payer aux entreprises que dirigent ces professionnels une avance sur impôt de l’équivalent de 20 % de leurs chiffre d’affaires (et non de leurs bénéfices), et, qui plus est, ferait double emploi avec les 4 acomptes sur IS que versent toutes celles ayant la forme de société. Acomptes  sur lesquels il n’est pas prévu d’imputer cette retenue, comme c’est le cas de la retenue de 20 % que supportent les entreprises sur les intérêts de leurs placements.

Les mouvements de protestation enregistrés ça et là sont surtout la manifestation de l’inquiétude de ces professionnels quant à leur capacité à supporter une ponction aussi importante sur leur trésorerie. Si cette retenue à la source devait être maintenue, elle conduirait, sans exagération aucune, beaucoup d’entre eux à la  cessation des paiements. Un simple coup d’œil sur les bilans déposés à l’Administration fiscale permettrait de constater que très peu d’entre eux disposent d’une trésorerie égale à 20 % de leur chiffre d’affaires

Question 4 : Quel sort devrait donc être réservé à cette retenue à la source ?

Le « système de la retenue à la source » et le« système déclaratif » sont deux systèmes qui, comme l’eau et l’huile, sont difficilement miscibles, tout simplement parce que le  fait générateur de l’impôt est le paiement  (de la prestation) dans le premier, et l’engagement (c’est-à-dire la réalisation de la prestation) dans le second. Deux approches que l’on évite de croiser pour ne pas se retrouver dans des impasses juridico-fiscales. C’est pourquoi, même une retenue à la source au  taux réduit de 4 %  du chiffre d’affaires, que certains présentent comme un compromis acceptable, ne serait pas une bonne idée, car cela éloignerait dangereusement notre législation des principes fondamentaux de la fiscalité. Sans oublier que cette retenue à la source, même au taux de 4% et même avec le droit à restitution, réduirait significativement l’effet de la suppression, à terme, de la cotisation minimale, jugée pénalisante voire inconstitutionnelle pour les entreprises en difficulté, dépourvues, en principe, de facultés contributives.

Mais le débat soulevé par cette retenue à la source aura le mérite de rappeler la nécessité et l’urgence de la mise en place du Conseil National des Prélèvements Obligatoires, qui fut l’une des plus importantes recommandations des assises de la fiscalité de 2019, et qui aurait été l’instance toute désignée pour la modération et la rationalisation du débat qui nous occupe aujourd’hui.

Cela étant, il faut rappeler que le recours à la retenue à la source reste la solution extrême pour la collecte de l’impôt, surtout dans les pays qui vivent dans une sorte de « Far West » fiscal. Heureusement, tel n’est pas le cas du Maroc, même s’il compte encore quelques territoires de non droit fiscal qu’il faudrait amener, intelligemment,  à la conformité, sans pénaliser le reste des contribuables. Dans un pays comme le nôtre, qui s’institutionnalise de plus en plus et qui s’illustre par sa modération et sa grande retenue, l’on peut légitimement se demander si une retenue à la source sur le chiffre d’affaires, mesure des plus extrêmes, a vraiment sa place.

Quelques exemples de situations auxquelles pourrait conduire l’application de la retenue à la source de 20 % sur le chiffre d’affaires.

Exemple 1 :

1° Une entreprise « A » décroche un contrat de prestation de 100.000 DH, sur lequel il est escompté un bénéfice de 40 %.

2° L’entreprise « A » décide de sous-traiter à 100 % le contrat à une entreprise « B » à 80.000 DH pour se laisser 20% de bénéfice sur le contrat.

3° Au règlement de la prestation, l’entreprise « A » se fait appliquer 20 % de retenue à la source et ne reçoit que 80.000 DH.

4° L’entreprise « A » paie l’entreprise « B » en appliquant la retenue de 20 % et lui verse 64.000 DH.

Résultat des courses :

– L’entreprise « A » voit tout son bénéfice (20.000 DH) retenu à 100 % par l’Etat.

– L’entreprise « B » voit son bénéfice (20.000) retenu à hauteur de 16.000 par l’Etat.

– L’Etat se retrouve avec une recette fiscale de 36.000 DH sur une prestation ne gérant qu’un bénéfice de 40.000 pour les deux entreprises.

– L’IS final pour les deux entreprises ne devant être que de 8.000 DH (40.000 x 20%), l’Etat se retrouve avec une recette fiscale multipliée par 4,5, prélevée du circuit économique dans un pays où les entreprises peignent à se financer.

Exemple 2 :

1° L’entreprise « A » démarre son activité en décembre 2023 et facture une prestation pour 100.000 DH à l’entreprise « B ».

2° A la fin de l’année, et compte tenu de ses charges (le travail ne se faisant pas tout seul), elle dégage, allez ! Soyons large, 50.000 DH de bénéfice générant un IS de 10.000 DH (au taux de 20 %) qui doit être payé avant le 31.03.2024.

3°  Ayant quelques difficultés de trésorerie, l’entreprise « B » ne paie l’entreprise « A » qu’en avril 2024 et opère une retenue de 20 % sur la facture de 100.000 DH.

Résultat des courses :

– Le bénéfice réalisé par l’entreprise « A » se retrouve imposé une deuxième fois, avec la retenue à la source opérée sur la facture l’ayant généré.

– Pour un bénéfice de 50.000 DH, l’état se retrouve avec une recette fiscale de 30.000 DH, soit 3 fois le montant de l’IS dû, soit 10.000 DH (50.000 x 3). 

Exemple 3 :

1° L’entreprise « A » facture une prestation à l’entreprise « B » pour un montant de 100.000 DH.

2° L’entreprise « B » règle l’entreprise « A » et effectue la retenue à la source de 20 %, soit 20.000 DH.

3° Etant en difficulté de trésorerie, l’entreprise « B » affecte la retenue à la source au paiement des salaires de son personnel et ne la reverse pas à l’Etat.

4° L’entreprise « A » dégage un déficit en fin d’année et demande à l’Administration la restitution de la retenue à la source.

Résultat des courses :

– Soit  que l’Administration se plie à la lettre des dispositions prévues dans le PLF 2023 et procède à la restitution de la retenue à la source sans l’avoir encaissée. Et ce, faisant l’application de la retenue à la source réduirait les recettes fiscales, au lieu de les augmenter.

– Soit que l’Administration refuse la restitution en arguant du non reversement de la retenue à la source par l’entreprise « B », ce que ne prévoit le PLF 2023. Et ce faisant, l’entreprise « A » est mise en difficulté et retrouve, malgré elle, à financer l’entreprise « B ».

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