Par Abdeslam Seddiki
Le HCP vient de boucler la série de publications relatives aux résultats de l’enquête sur les revenus des ménages effectuée en 2019, juste avant l’apparition du covid-19. La troisième et dernière note mise à la disposition du lecteur porte sur «Sources de revenu des ménages : structure et inégalité» (18 mai 2021). Rappelons-en tout d’abord les principaux résultats avant de procéder à quelques remarques en vue de contribuer au débat sur une question qui demeure, comme nous l’avions précisé dans un article précédent, dans l’opacité et demande, par conséquent, plus d’investigation. Le HCP a le mérite de nous y inciter.
Au niveau des sources des revenus des ménages, la première source provient des salaires avec une contribution de 38% (44% en milieu urbain et 23% en milieu rural). En revanche, la deuxième source est constituée par les transferts avec une proportion de 20%. Ces transferts proviennent à hauteur de 49% d’institutions publiques, 40% des ménages et 11% d’institutions privées. On constate que les ménages urbains en profitent plus que les ménages ruraux. Par ailleurs, la troisième source, représentant 18% du revenu global des ménages, provient de l’emploi indépendant non agricole. Pour ce qui est de l’agriculture, et vu que l’enquête s’est déroulée dans une année marquée par la sécheresse, elle ne contribue que dans une proportion modeste de 10% (36,7% en milieu rural et 0,7% en milieu urbain). Les autres sources des revenus sont constituées d’activités de location et de patrimoine (11%) et divers (2,8%).
Cette structure des revenus nous enseigne sur le niveau de développement de notre société qui reste insuffisamment «salarisée» dans la mesure où les rapports de production capitalistes ne se sont pas généralisés. Ce qui explique la part prépondérante du revenu tiré de l’emploi indépendant non agricole. Par ailleurs, au vu de l’importance que représentent les transferts privés, presque autant que les transferts publics, on en déduit que les filets de solidarité restent encore forts dans la société marocaine et constituent des amortisseurs sociaux de première importance aux chocs endogènes. Cependant, au fur et à mesure que la société s’individualise, ces transferts auraient tendance à diminuer. Mais ils restent encore à un niveau élevé comme on l’a vu au cours de la crise covid-19 où les actions de solidarité se sont intensifiées, notamment de la part de nos concitoyens résidents à l’étranger.
Le deuxième élément à retenir de la publication du HCP réside dans la diversification des sources de revenus au niveau des ménages marocains. Ainsi, ces derniers vivent avec près de 3 sources de revenu, (2,7 en milieu urbain et 3,5 en milieu rural). Ce sont, comme on peut le comprendre facilement, les ménages les moins aisés qui recourent le plus à la diversification des sources de revenus. De façon globale, près de 96% des ménages disposent d’au moins deux sources de revenu (99,8% en milieu rural et 94% en milieu urbain).
Le troisième niveau d’information à retenir tient aux inégalités du revenu global selon les différentes sources. Ainsi, l’écart salarial est de 25,9 fois entre les 10% des ménages les plus aisés et les 10% les moins aisés. Dans ces conditions, les inégalités salariales contribuent pour 40% aux inégalités du revenu global mesurées par l’indice de Gini. Cependant, ce sont les revenus provenant de l’emploi indépendant non agricole qui présentent les écarts les plus prononcés. Cet écart est de 38,4 fois entre le décile le plus riche et le décile le moins aisé. Ainsi, les inégalités inhérentes à cette source de revenu expliquent 20,2% des inégalités du revenu global des ménages.
Pour le revenu agricole, cet écart est de 38 fois entre les 10% les plus aisés et les 10% les moins aisés. Au total, les disparités associées à la répartition du revenu agricole contribuent à hauteur de 13,2% aux inégalités du revenu global des ménages. Cette contribution s’élève à 60% en milieu rural. Enfin, les inégalités associées aux revenus de transferts expliquent près de 17% de l’inégalité du revenu des ménages.
Tels sont les principaux résultats de l’enquête réalisée par le HCP. Il s’agit, pour ainsi dire, de données « brutes » qui demandent à être décortiquées et analysées afin d’en tirer le maximum d’enseignements pour l’élaboration des politiques publiques à l’avenir. Osons espérer que ce travail n’est qu’une étape qui sera suivi à l’avenir d’un approfondissement de l’analyse. Le Haut-Commissariat ne manque ni de moyens, ni de compétences. Il peut aller plus loin dans la réflexion et approfondir davantage l’analyse.
Par ailleurs, il faut remarquer que toutes les données fournies par l’enquête revêtent un caractère statique dans la mesure où c’est la première fois qu’on procède à une étude des inégalités sur la base des revenus acquis au lieu de la consommation effectuée. Comme telles, elles sont nécessairement d’une portée limitée. Car ce qui intéresse le plus c’est de dégager des dynamiques dans le temps et de faire des comparaisons entre périodes. Cet exercice reste suspendu au moins jusqu’au déroulement d’une prochaine enquête.
Enfin, et c’est un oubli de taille, les revenus du capital et du patrimoine sont passés sous silence. Et c’est là où se cachent les fortunes et nulle part ailleurs. Comment peut-on mesurer les inégalités de revenus et les inégalités sociales en général sans faire ressortir les deux sources fondamentales du revenu, à savoir les revenus du travail (salaires) et les revenus du capital (profit et interêt) ? Pourtant la note du HCP y a fait explicitement référence : «la structure par source de revenu des ménages renseigne sur la part relative des facteurs de production et des politiques de redistribution dans la répartition des revenus générés par l’économie nationale». En définitive, la question des inégalités de revenus, dans laquelle le HCP a ouvert une brèche, demeure entièrement posée.