Sur certains modes d’articulation du capital international et du capital local

Al Bayane publie le livre de feu Abdel Aziz Belal, éd. SMER, 1980

«Développement et facteurs non-économiques»

Certains auteurs ont beaucoup écrit, depuis certain temps, sur les « nouvelles formes » de la division internationale du travail entre pays capitalistes du centre et pays capitalistes périphériques, entendant par là une certaine évolution des rapports économiques internationaux de la sphère capitaliste mondiale, qui se dessine depuis les années 1960.

Cette évolution se caractériserait par la spécialisation poussée des pays capitalistes du Centre dans les activités de pointe, à haute technologie, débouchant sur la fabrication d’équipements de plus en plus complexes exigeant notamment une main-d’œuvre supérieurement qualifiée, tandis que les pays capitalistes de périphérie se verraient incités à ajouter à leur rôle ancien de producteurs de matières premières minérales et végétales certaines activités de première transformation de matières brutes, des branches d’industries travaillant pour la consommation finale et exigeant beaucoup de main-d’œuvre non qualifiée, des « segments productifs » divers intégrés à des processus de production internationalisés sous la houlette de firmes transnationales, et même la fabrication de certains équipements lourds « banalisés » (sidérurgie par exemple).

Si la réalité de cette tendance est indéniable, il nous semble cependant que divers auteurs ont tendance à l’exagérer d’un double point de vue : en considérant que les pays capitalistes du Centre seraient disposés à un transfert massif de toutes ces industries vers la périphérie, alors qu’eux-mêmes connaissent un chômage très important et qui s’aggraverait de façon catastrophique dans cette hypothèse, entraînant des conséquences politiques et sociales décisives quant à la fin du système capitaliste dans différents pays ; en considérant également cette évolution comme un mouvement généralisé à l’ensemble de la périphérie, alors qu’il ne s’agit que d’une tendance « sélective » limitée à quelques pays sous-développés « politiquement sûrs » et présentant certaines caractéristiques socio-économiques définies (taille du marché intérieur c’est à dire des couches sociales capables de consommer par leur solvabilité, importance des richesses naturelles à exploiter, existence d’une infrastructure technique et financière etc.).

Mais plus grave à nos yeux apparaît le schématisme de telles analyses dans la mesure où elles n’abordent pas-par ignorance ou méconnaissance des réalités concrètes de nos pays – un aspect fondamental et actuel qui est constitué par les modes d’articulation du capital central et du capital local (des pays de la périphérie). Cette réalité, d’un point de vue analytique,  est autre chose que le « cliché » sans cesse ressassé des bourgeoisies compradores, appendices du capital impérialiste.

Les concessions du capital international

Nous avons déjà vu que, durant la période coloniale, la quasi-totalité des activités rentables avait été monopolisée par le capital métropolitain, ce qui marginalisait le capital local naissant obligé de se cantonner en grande partie, sinon exclusivement, dans la sphère du commerce intérieur et de l’immobilier, et en partie dans l’agriculture.

Après les indépendances politiques, le capital local va chercher à élargir sa part dans le prélèvement de la plus-value créée à l’intérieur de la formation sociale, et le capital central est obligé de lui consentir des concessions.

L’ampleur de ces concessions sera variable suivant les rapports des forces en présence, « l’ancienneté«   de la bourgeoisie locale et l’importance de ses assises antérieures, les dispositions conciliatrice ou non manifestées par la classe dirigeante du pays nouvellement indépendant, les niveaux  atteints par la croissance des forces productives au moment de l’indépendance, l’impact de la conscience et de la pression anti-impérialistes des masses et la peur qu’elles inspirent à la bourgeoisie du Centre et à celle de la Périphérie quant à la perspective de changement radicaux etc.

Il y a là toute une série de variables socio-économiques et socio-politiques qu’il serait abusif et caricatural – comme le font certains économistes[1] – de ramener à la seule « volonté omniprésente » du capital » impérialiste, prévoyant et régentant tout, comme s’il était seul sur la planète, avec, à sa disposition, une super-science et un pouvoir absolu dans l’accomplissement de ses desseins.

Méfions-nous de « l’économiste » de droite du genre systématisé par W.W. Rostow, mais aussi d’un certain « économisme” de gauche qui a tendance à prêter à l’impérialisme plus de force et de puissance qu’il n’en a réellement, et à sous-estimer par voie de conséquence les processus et les changements internes dans les pays de la périphérie, ce qui ne pourrait qu’y encourager les tendances défaitistes.

Loin de voir dans les nouvelles tendances du capital monopoliste international un signe de force, nous y verrions plutôt des tentatives d’adaptation dans une phase marquée par le déclin historique de l’impérialisme, c’est-à-dire une extension de la constellation des contradictions sociales dans les pays de la périphérie, offrant à la lutte sociale et politique des peuples opprimés, à son affirmation et sa cristallisation, un terrain plus vaste et plus riche.

C’est dans ce cadre général qu’il nous faut placer l’analyse des modes d’articulation du capital central et du capital local, de ses formes et de ses conséquences.

Tendance du capital argent à prendre la forme de «capital productif»

Le capital central cède les moyens d’acquisition d’une partie de la plus-value au capital local, au niveau de la production et de la circulation ; cela signifie qu’une partie du capital-argent de la bourgeoisie locale (provenant de rentes foncières, de bénéfices commerciaux, des dépenses du budget de l’Etat, de la corruption etc.) a tendance à prendre la forme de « capital productif”[2] (capital constant et capital variable), par rachat d’entreprises, prises de participations etc. notamment dans l’agriculture capitaliste, l’industrie et le bâtiment. En plus de ces trois secteurs, le capital local s’élargit dans la sphère du commerce intérieur et extérieur, dans l’immobilier urbain, dans le secteur bancaire[3], et développe son association dans les nouvelles entreprises crées par le capital international.

Il s’ensuit une certaine redistribution des cartes et des fonctions, correspondant elle-même non seulement à des changements dans les anciennes colonies, mais aussi à des évolutions objectives au sein du capitalisme central[4].

Par rapport à la période de l’impérialisme « classique » (qui va en gros de la fin du 19ème siècle jusqu’à la 2ème guerre mondiale), on peut enregistrer les changements suivants :

  1. Pour se garantir l’accès à la force de travail locale, aux sources de financement internes[5] et aux marchés des formations périphériques, le capital central contribue au renforcement de ses alliés locaux et de leur base de classe ; dans beaucoup de cas, il y a un déplacement de l’axe des alliances de classe de l’impérialisme, de la propriété foncière vers les nouvelles couches supérieures de la « bourgeoisie bureaucratique » et les hommes d’affaires qui leurs sont liés, c’est-à-dire vers la nouvelle oligarchie[6]constituéeaprès l’indépendance.
  2. Le capital central a intérêt à se décharger sur le capital local de certaines fonctions  exigeant un fractionnement et une dispersion du capital (dans la distribution surtout), à une époque où l’une des tendances principales du capital dans les pays du centre est constituée par l’intensification de la concentration et la centralisation et le raccourcissement du cycle de reproduction du capital fixe[7].

Renforcement de la tendance à l’accumulation non productive

  • La tendance à l’accumulation non – productive du capital local, non seulement ne recule pas, mais se renforce, ce qui nous paraît être une des tendances objectives les plus importantes du fonctionnement des formations capitalistes périphériques. Les limites à l’utilisation d’une fraction du capital local comme capital productif dans certains secteurs de l’industrie (import-substitution) et une partie de l’agriculture (d’exportation principalement) sont assez rapidement atteintes. Le capital local peut essayer de les reculer quelque peu – dans le cadre des mêmes structures – en s’organisant de façon à exploiter la solvabilité.

Des couches sociales modestes pour la vente de certains biens[8] (logement), mais ce recul temporaire ne saurait effacer ni l’étroitesse structurelle du marché intérieur, ni la faible marge d’expansion industrielle offerte par le marché mondial, surtout en période de crise.

L’accumulation productive par l’exploitation directe de la force de travail étant relativement bloquée, le capital local va forcément intensifier les activités de spéculation afin de pouvoir acquérir une fraction de la plus-value au niveau de la distribution. D’où l’un des paradoxes apparents du « sous-développement » ; parallèlement à la tendance au gonflement de la fraction de la force de travail inemployée ou improductivement employée, se développe la tendance à l’accumulation du capital-argent spéculateur.

Ainsi par exemple au Maroc, de 1960 à 1971, si on a pu enregistrer un certain effort de capitalisation dans l’agriculture et le secteur minier, la stagnation de la productivité dans l’industrie exprimait la stagnation ou le recul de l’investissement dans ce secteur. Durant la même période, l’accroissement de la population active (700.000 personnes) s’est dirigé pour plus de la moitié vers des activités improductives (commerces, services) et le bâtiment. A long terme cette tendance est particulièrement significative : la fraction de la population active totale marocaine employée dans les activités improductives (commerces, services, domesticité, administration etc.) est passé de 8.2 en 1936 à 12.7% en 1952, à 30% en 1972.

4. Le contrôle et l’exploitation des formations périphériques par le capital international tendent de plus en plus à prendre des formes indirectes : par un renforcement du contrôle et de la dépendance en amont du processus de production (machines, technologie) et en aval (transformation – commercialisation dans les pays capitalistes du Centre), et par une aggravation des diverses formes « d’échange inégal »[9] exprimant un recul relatif de l’exploitation par investissement direct[10]de capital (du Centre dans les pays de la Périphérie) au profit de ces formes. Parallèlement, diverses formes d’association se développent entre capitaux du Centre et capitaux locaux, y compris d’Etat, notamment sous forme de «joint-ventures ».

5. Tout comme durant la période coloniale, le mode de production capitaliste à la Périphérie ne peut se passer des « béquilles » que lui fournit l’Etat[11], par de multiples canaux (économies externes réalisées grâce aux dépenses d’équipements de l’infrastructure technique, subventions, dégrèvements fiscaux, commandes et marchés de l’Etat, politique de bas salaires, privatisation d’entreprises publiques etc. 

Ces mesures sont destinées à élever le profit moyen du capital productif, qui a tendance à baisser parce que les coûts indirects de fonctionnement de l’ensemble de la société doivent être financés – au moins en partie – par une fraction de la plus-value produite[12]. Mais leur efficacité ne peut enrayer la tendance à l’accroissement plus rapide de l’accumulation non-productive par rapport à l’accumulation de capital productif, et au rétrécissement relatif de la base productive par rapport à la force de travail disponible[13].

Le déséquilibre sectoriel des taux de profit a tendance à se perpétuer au lieu de s’atténuer, ce qui renforce la tendance à l’accroissement plus rapide de l’accumulation non productive. Ce déséquilibre est une conséquence de la structure socio-économique imposée par la dépendance et l’étroitesse du marché intérieur, et pas tellement d’une absence d’esprit d’entreprise sur laquelle s’étendent si complaisamment divers auteurs occidentaux[14].

A cet égard, la structure du patrimoine de la grande bourgeoisie marocaine, telle qu’elle ressort de certains sondages effectués durant les dernières années, est particulièrement significative :

1 / 2  sous formes de biens immobiliers urbains et ruraux,

1/4 sous forme de capital commercial,

1 /4 sous forme de participations dans des sociétés non commerciales.

La tendance à la péréquation des taux de profit, qui avait joué un certain rôle régulateur, surtout durant la phase pré-monopoliste du capitalisme central est contrecarrée dans les économies capitalistes périphériques par des forces puissantes. Ce qui entraîne, entre autres conséquences, le « gel » d’une fraction croissante du capital social (sous forme de capital-argent) qui ne peut se transformer en (capital productif) de plus-value. Mais cette fraction doit croître, dégager au moins un taux de profit égal à celui du capital engagé dans la production, en dépit du fait que la force de travail utilisée, productrice de plus-value n’augmente que lentement en valeur absolue (et stagne ou diminue en valeur relative par rapport au total de la population active).

Surexploitation des classes laborieures

Pour surmonter cette contradiction (puisque les profits du capital non productif ne peuvent provenir que de la redistribution de la plus-value à laquelle s’additionne le surplus prélevé sur les travailleurs de sphère non-capitaliste)[15], la solution qui s’offre aux classes possédantes – dans le cadre d’un rapport des forces sociales qui leur est momentanément favorable – est celle de la surexploitation des classes laborieuses urbaines et rurales[16]. Il s’agit là d’une loi objective du capitalisme périphérique, parce que précisément liée à son caractère périphérique.

Pour réaliser cette surexploitation des classes laborieuses divers moyens sont combinés depuis le blocage pur et simple des salaires nominaux dans le cadre d’une structure des prix constamment orientée vers la hausse (des produits de consommation, des loyers, des terrains à bâtir etc. jusqu’à la liquidation du mouvement syndical ou son affaiblissement, en passant par la mise en place de mécanismes permettant d’extorquer à la paysannerie laborieuse et à la classe des artisans une part croissante de leurs revenus[17].

Cette surexploitation des classes laborieuses ne peut qu’entraîner un rétrécissement de la fraction du marché intérieur dépendant des revenus des classes laborieuses. C’est- à- dire une diminution des possibilités d’extension du capital productif. Celui-ci peut tenter de se donner un « second souffle » en exploitant les possibilités de solvabilité de certaines couches disposant de revenus faibles mais stables (construction de logements à bon marché) et celles offert ses par les couches intermédiaires relativement aisées (fonctionnaires, cadres, professions libérales, frange supérieure des salariés etc.) pour satisfaire leur demande de biens de consommation durables (automobiles, appareils électroménagers etc.). Toutefois, dans la production de cette dernière catégorie de biens, étant donné l’étroitesse de la demande et la domination qu’y exercent les firmes transnationales dans le monde capitaliste, le capital local ne peut jouer qu’un rôle très subordonné.

La distorsion durable dans l’affectation des ressources investissables et de la force de travail déjà présente durant la phase coloniale, se perpétue durant la phase néocoloniale sous de nouvelles formes avec son cortège de misère, de gaspillages, de perte de substance au profit du capital impérialiste, de blocages dressés sur la voie d’un authentique développement.

Telle est la (rançon) que doivent payer les peuples dudit Tiers-Monde à l’alliance du capital du Centre avec le capital de la Périphérie et de leurs modes d’articulation à l’époque actuelle.

Cela signifie également que les possibilités « réformistes » des actuelles classes dirigeantes de la Périphérie, dans le cadre du maintien des structures et des rapports de production existants, sont très limitées pour ne pas dire inexistantes[18]. Dans le cadre de leur stratégie de la durée, pour tenter de perpétuer leur domination, ces classes ne peuvent, du point de vue idéologique vis-à-vis des masses, vanter les « bienfaits du capitalisme » ;  le contenu de l’idéologie dominante sera ici spécifique.

Demain : CHAPITRE VI

Dépendance technologique et limites des tentatives d’industrialisation

[1] Notamment certains économistes d’obédience marxiste en Occident.[2] C’est-à-dire permettant la production de plus-value.[3] Voir notamment pour le Maroc : A. Ouali, Structures du Système bancaire du Maroc. Mémoire de DES. Faculté de Droit de Casablanca.1976.[4] Voir à ce propos : E. Mandel : Le troisième âge du capitalisme. Ed.10/18, 3 tomes.[5] Non seulement pour le des fonds de roulement des entreprises, mais aussi d’une partie de l’investissement ; en moyenne, la part des apports propres des capitalistes ne représente que 15 à 20 %.[6] Ce n’est pas un hasard si la BIRD prône depuis quelques une certaine réforme agraire dans le Tiers-Monde.[7] Voir à ce propos : E. Mandel, op, cit..tome 2, chap.VII.[8] Tendance nettement décelable depuis 5 à 6 ans au Maroc, ce qui peut élargir provisoirement la sphère de l’accumulation productive de la bourgeoisie locale. Voir à ce propos : Abderrafih Lahbabi : villes et politiques urbaines dans la croissance économique du Maroc. Pages 274-320. Thèse de 3è cycle. Université de Grenoble, également, S. Benzakour, Essai sur la politique urbaine au Maroc. Editions Maghrébines.[9] Cf notamment E. Mandel. op.cit., tome 2, chap. XI p. 293-360[10] C’est-à-dire une diminution relative de la masse des profits directement permis par ce type de pénétration impérialiste.[11] . Le financement du plan quinquennal marocain (1973-1977) a été réalisé pour 70% pour l’Etat et les entreprises publiques. Sur le rôle et les problèmes du secteur public au Maroc, cf notre communication présentée au Colloque de l’ALFAC, intitulé Secteur public. Etat et stratégie de développement (Casablanca, février 1980).[12] . Et aussi parce qu’une fraction croissante de capital-argent et de capital commercial doit recevoir sa part sur la plus-value sociale produite (voir pus loin).[13] . Cf à ce propos l’analyse que nous avions présentée en 1972 à propos de l’évolution du secteur agricole dans les problèmes posés par la politique agricole dans une économie « dualiste » (Bulletin économique et social du Maroc n°XXXIII-122).[14] . Sans vouloir sous-estimer l’influence de certains facteurs sociologiques et sociopolitiques.[15] Il s’agit essentiellement d’une partie de l’agriculture et de l’artisanat.[16] Dans le cas du Maroc, cette surexploitation est statiquement prouvée : en 1959-60, la catégorie la plus pauvre de la population soit les 35,8% bénéficiait de 20,7% du total des dépenses de consommation ; en 1971, les 41,5% de la population en bas de l’échelle ne bénéficiaient que de 13,4% du total des dépenses de consommation (cf Enquêtes sur les dépenses de consommation des ménages marocains. Division des Statistiques – Rabat).[17] Voir à ce propos : L’agriculture africaine et le capitalisme de divers auteurs sous la direction de S. Amin. Ed. Anthropos.[18] Une confirmation de notre thèse nous semble résider dans l’évolution bien connue de nombreux pays d’Amérique Latine vers des régimes d’extrême-droite totalement inféodés à l’impérialisme, ayant pour fonction principale de créer les conditions politiques d’un renforcement de la surexploitation des classes laborieuses.

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