Sionisme, antisionisme et antisémitisme
Mokhtar Homman
Le sionisme développe l’idée qu’Israël est le résultat, le produit, de la volonté des Juifs à avoir leur propre pays, leur propre État. Que ce droit relève du droit à l’autodétermination des peuples. Israël serait donc légitime du fait de l’aspiration nationale d’un « peuple ». Nous avons analysé dans l’article précédent que ce droit à l’autodétermination reposait sur une identification du « peuple juif » aux peuples territoriaux, ce qui est le narratif, simpliste, du sionisme et de ses soutiens.
Il y a une divergence importante sur la nature de l’État d’Israël. D’un côté, le sionisme et ses relais occidentaux considèrent donc Israël comme un État comme les autres, un État aux racines ancestrales dans le Proche-Orient. De ce fait ils effacent son origine coloniale et l’histoire de ce territoire pendant deux mille ans, transformant l’opposition palestinienne et arabe en une opposition anti-occidentale, anti-démocratique, « antisémite » ou issue d’un fanatisme islamique.
De l’autre Israël est considéré comme une force occupante, un État illégitime, implanté par l’impérialisme et du colonialisme occidental dans la région au détriment du peuple palestinien composé historiquement de Musulmans, de Chrétiens et de Juifs depuis des siècles.
En quoi Israël est-il un produit du colonialisme européen ?
Pour répondre à cette question, il est nécessaire de considérer l’histoire de sa création.
D’abord la solution d’un pays pour les Européens juifs persécutés est imaginée dans un cadre colonial, celui de la fin du XIXe siècle, via les liens tissés entre le mouvement sioniste juif et l’empire britannique, au point de devenir des alliés indissociables. L’empire britannique, alors le plus grand, vise la consolidation de ses territoires coloniaux par le peuplement. D’autre part, le gouvernement britannique veut détourner l’arrivée massive de Juifs est-européens fuyant les persécutions.
Au XIXe siècle deux options principales sont considérées par le Royaume-Uni comme destination des Juifs : l’Ouganda (1), colonie britannique qu’il fallait peupler de « blancs », une proposition de 1903 que Theodor Herzl fit adopter lors du Congrès sioniste de Bâle (2), et la Palestine sous l’Empire Ottoman avec qui parallèlement des négociations étaient en cours pour l’émigration en Palestine des Européens juifs. Les deux options ont donc le même caractère colonial de peuplement au service de l’impérialisme britannique qui a déjà conquis des territoires en Afrique et qui a des objectifs sur le Proche-Orient sous domination ottomane.
Alors que l’Organisation Sioniste Mondiale a écarté l’option ougandaise en 1905 et vise la Palestine, le Royaume-Uni n’avait pas immédiatement tranché en raison de doutes pour ses intérêts stratégiques au Proche-Orient, consciente du risque lié à un peuplement européen massif auprès des populations arabes. Cependant l’afflux des Juifs est-européens fuyant les pogroms avait provoqué la volonté politique de leur trouver une autre destination en dehors du Royaume-Uni.
La 1ère guerre mondiale va faire pencher la balance vers l’option Palestine. La conjonction des sionismes chrétiens et juifs au Royaume-Uni, le financement de la guerre par la banque Rothschild, les visées de l’empire colonial britannique puis le mandat britannique en Palestine dans la perspective de la défaite ottomane par son alliance avec l’Allemagne, vont accélérer l’émigration juive vers la Palestine. C’est à Lord Rothschild, leader de la communauté juive britannique et patron de la banque homonyme, que Balfour écrit pour annoncer l’engagement britannique pour la création d’un foyer national juif en Palestine.
Il s’ensuivit les manœuvres britanniques favorisant l’émigration juive européenne (souvent forcée) en Palestine. Ainsi la population juive en Palestine passa de moins de 10% de la population totale en 1919, dont une moitié autochtone, les Palestiniens juifs (3), à environ 50% en 1947, essentiellement des européens.
Cette arrivée massive et la volonté affichée d’appropriation de la terre provoquera la révolte palestinienne de 1936/39 pour s’opposer à l’usurpation progressive de la Palestine par l’immigration européenne à la faveur du mandat britannique. La répression de cette révolte fut sanglante, notamment par la conjonction des actions des organisations terroristes sionistes et la répression armée menée par les troupes britanniques, ce qui a permis la décapitation du mouvement de résistance nationale et son « hibernation » à un moment crucial de l’histoire, en 1939, à la veille de la seconde guerre mondiale. Ce mouvement national ne reparaîtra qu’au lendemain du conflit mondial, en 1947.
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Insurgés palestiniens 1936-39 (source : Wikipédia).
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Maison à Jénine dynamitée par les Britanniques en 1938 (source : Wikipédia).
Nous avons vu qu’après la 2ème guerre mondiale on assiste à une très forte impulsion de l’émigration des Européens juifs. Mais l’accès aux États-Unis étant toujours fermé, il ne sera levé qu’en 1948, comme à d’autres pays européens sur fond d’« antisémitisme européen », ce sera donc une émigration massive vers la Palestine comme seul choix possible, contre la volonté de la majorité des Européens juifs. Remarquons que l’option faire justice aux victimes du nazisme dans leur pays d’origine, en Europe, fut écartée sous l’influence du sionisme qui voyait bien dans ces rejets occidentaux l’opportunité de peupler la Palestine. Ce forçage, déjà utilisé avant la deuxième guerre mondiale, sera à nouveau employé avec les Soviétiques juifs vers 1990/91.
Le plan Daleth
Enfin l’usurpation des territoires palestiniens passera de la phase d’acquisition de biens (dont la terre) par l’achat à une phase violente avec les moyens du terrorisme sioniste. Les organisations terroristes Haganah (4), Irgoun (5) et Stern/Lehi (6) massacreront des populations civiles palestiniennes. Le cas le plus connu, mais pas le seul, est le massacre à Deir Yassin (7), à l’ouest de Jérusalem, le 9 Avril 1948 par l’Irgoun et le Lehi, appuyés par la Haganah. Ils feront fuir les Palestiniens qui seront à l’origine de l’existence des camps de réfugiés qui perdurent jusqu’à aujourd’hui avec leur cortège de malheurs.
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Expulsion des Palestiniens de Haifa par les miliciens de la Haganah, 12 Mai 1948 (source : AFP).
C’est l’exécution du Plan Daleth, élaboré dès 1946 (8). Mais ces terroristes s’attaquent aussi à leurs alliés, comme lors de l’attentat contre le quartier général de l’armée britannique situé à l’hôtel King David le 22 Juillet 1946, causant la mort de 91 personnes. Des terroristes du Lehi assassineront le médiateur de l’ONU, Folke Bernadotte le 17 septembre 1948 à Jérusalem-Ouest, venu négocier un plan de partage le plus équitable possible et consolider la trêve de la guerre. Dès 1948 le sionisme affichait son arrogance et son mépris du droit international de l’époque, qui lui était pourtant favorable. Les auteurs de ces massacres et attentats, au départ condamnés par Israël en 1948, sont aujourd’hui réhabilités et traités comme des héros (9). Les masques tombent.
Les sionistes rétorquent qu’il y a eu des attentats terroristes contre les immigrés juifs à cette période. C’est un fait qu’il faut contextualiser et expliciter sa motivation : le terrorisme sioniste, à grande échelle, avait pour but de piller les terres et chasser leurs habitants légitimes, le « terrorisme » des Palestiniens, de bien moindre importance, était des actions en représailles pour se défendre contre ce pillage, pour préserver leur vie sur leurs terres ancestrales (10).
Comme le disait Yasser Arafat à la tribune de l’AG de l’ONU le 13 novembre 1974 : « La différence entre le révolutionnaire et le terroriste réside dans la raison de la lutte. Celui qui lutte pour une cause juste, celui qui lutte pour la liberté et pour obtenir la libération de son pays des envahisseurs et des colonialistes ne peut guère être qualifié de terroriste, ou alors il faudrait considérer le peuple américain comme terroriste lorsqu’il a lutté contre le colonialisme britannique ; il faudrait considérer la résistance opposée aux nazis par les Européens comme terroriste » (11).
Ce sera l’expulsion violente, par des méthodes terroristes, d’environ 750 000 Palestiniens de la terre de leurs ancêtres, un véritable nettoyage ethnique (12). À Gaza, de nos jours, ce sont les mêmes méthodes pour le même objectif, à plus grande échelle et par l’armée d’un État qui doit son existence à une décision de l’ONU.
Une colonisation de peuplement
Le schéma d’installation des Européens juifs est bien un schéma d’occupation coloniale, de type peuplement, même si au départ les Palestiniens n’étaient pas exploités par les colons, car « il faut «purifier» la terre de la «souillure étrangère» [par le travail juif] » (13). Israël n’est pas un État issu d’une population occupant une terre depuis des siècles, il est une importation, une greffe qui de plus nie et rejette le corps dans lequel elle se greffe. Il l’a été jusqu’en 1967 (effacement progressif de toute trace palestinienne, y compris dans les cartes géographiques), il l’est toujours jusqu’à nos jours, il le sera tant que le sionisme en sera le nerf et le sang.
Certains ministres israéliens prônent l’expulsion des Palestiniens hors de Gaza et de la Cisjordanie, d’autres évoquent même un très grand Israël (14), à l’image des deux traits bleus du drapeau israélien symbolisant le Nil et l’Euphrate (15), l’ultime frontière pour le sionisme, pour y peupler tous les Juifs du monde. Cela est confirmé par la carte qu’arborent certains de leurs soldats sur leurs uniformes et qui montrent que le « grand Israël » englobera, en plus de l’ensemble de la Palestine du Mandat, toute la partie orientale de l’Égypte, le nord du Royaume saoudien, toute la Jordanie, une grande partie de la Syrie et une partie de l’Iraq (16).
Rappelons qu’Israël n’a pas défini ses frontières, comme tout État le fait. C’est même la raison pour laquelle les organisations palestiniennes refusent de reconnaître Israël, tant que celui-ci ne les définit pas. Cette indéfinition présume donc d’une volonté d’expansion et d’annexion sans limites, confirmant la nature colonialiste d’Israël.
Dans les deux prochains articles nous allons détailler le colonialisme et l’expansionnisme d’Israël.
Mokhtar Homman, le 14 février 2025
Demain : IX- « Les causes antisémites du colonialisme sioniste »
Notes
- Le mouvement sioniste avait considéré d’autres options aussi : Mozambique, Congo belge, Argentine, Chypre, le Sinaï. Bichara Khader : « La notion de colonisation dans l’idéologie et la pratique sioniste », p. 150.
- Jean-Pierre Filiu : Comment la Palestine fut perdue, p. 44.
- En 1880, les Palestiniens juifs représentaient 5% de la population totale, soit 24 000 personnes sur 480 000 habitants de la Palestine. Ce nombre va doubler entre 1882 et 1903 par l’immigration de Russes, de Polonais et de Roumains juifs. In Hervé Amiot : « Les implantations israéliennes en Cisjordanie (1) : histoire de la présence juive en Palestine avant 1967 ».
- Armé par des officiers de la France libre au Levant, In Jacques Barr : Une ligne dans le sable, p. 11.
- L’Irgoun, l’ancêtre du Likoud, était dirigé par Menahem Begin, futur premier ministre. L’Irgoun était une scission de l’Haganah qu’il accusait de retenue, soit pas assez terroriste, avec les Palestiniens. Le père de Benjamin Netanyahou était un des principaux dirigeants de l’Irgoun.
- Le Lehi, une scission ultra radicale de l’Irgoun en raison de son soutien au Royaume-Uni contre le nazisme, était dirigé par Yitzhak Shamir, futur premier ministre.
- Walid Khalidi : Deir Yassin. Friday, 9th of April 1948 (en arabe).
- Ilan Pappé : Le nettoyage ethnique de la Palestine, p. 53, p 123 et suivantes.
- Jean-Pierre Filiu : « En Israël, les extrémistes juifs de l’Irgoun et du Lehi progressivement réhabilités après les attentats de 1944-48 », Le Monde du 12 Janvier 2025.
- Ilan Pappé : La guerre de 1948 en Palestine, pour une analyse post-sioniste, Amnon Cohen : Juifs et musulmans en Palestine et en Israël, p. 159 et suivantes pour une analyse sioniste contestant le nettoyage ethnique.
- Yasser Arafat : Discours à l’Assemblée Générale de l’ONU, 13 novembre 1974, alinéa 48.
- Ilan Pappé : op. cit.
- Bichara Khader : op. cit., p. 152.
- Jacques Baud : Opération Déluge d’Al Aqsa, p. 41.
- Promesse de Yahvé à Abraham, rapportée dans la Genèse 15, 18 : « à ta descendance, je te donnerai ce pays à partir du fleuve d’Égypte jusqu’au grand fleuve, le fleuve Euphrate ». Jean-Pierre Filiu : op. cit., p. 39.
- Shlomo Sand : Comment la terre d’Israël fut inventée, p. 315 et suivantes.
Bibliographie
Amiot, Hervé : « Les implantations israéliennes en Cisjordanie (1) : histoire de la présence juive en Palestine avant 1967 ». Les clés du Moyen-Orient, 13 septembre 2013.
Barr, Jacques : Une ligne dans le sable. Éditions Tempus, Paris, 2019.
Baud, Jacques : Opération Déluge d’Al Aqsa. La défaite du vainqueur. Éditions Max Milo, Paris, 2024.
Cohen, Amnon : Juifs et musulmans en Palestine et en Israël. Éditions Tallandier, Paris, 2021.
Filiu, Jean-Pierre : Comment la Palestine fut perdue. Et pourquoi Israël n’a pas gagné. Éditions Le Seuil, Paris, 2024.
Khader, Bichara : « La notion de colonisation dans l’idéologie et la pratique sioniste ». In: Cahiers de la Méditerranée, n°29-30, 1, 1984. Israël et la Méditerranée. pp. 147-168.
Khalidi, Walid : Deir Yassin. Friday, 9th of April 1948 (en arabe). Institut d’études palestiniennes, Beyrouth, 1998.
Pappé, Ilan : La guerre de 1948 en Palestine. La fabrique éditions, Collection 10-18, 2000.
Pappé, Ilan : Le nettoyage ethnique de la Palestine. Éditions Fayard, 2006 (La fabrique éditions, Paris, 2024, nouvelle édition).
Sand, Shlomo : Comment la terre d’Israël fut inventée. De la Terre promise à la mère patrie. Éditions Fayard, Paris, 2012.