Après la fermeture de Bab Sebta
Par: Hicham El Moussaoui (MAP)
Avec beaucoup de confusion, Hanane (A) parle d’un avenir inconnu, du piétinement de la dignité humaine pendant des années, de la perte de moyens de subsistance quotidienne, de rêves trahis et d’espoirs gâchés sur les deux côtés du passage du préside occupé de Sebta.
Dans un documentaire réalisé par l’Association Assaida Al Horra, diffusé avant la présentation des conclusions de son rapport annuel régional sur la violence à l’égard des femmes et des filles dans la région de Tanger-Tétouan-Al Hoceima, Hanane, âgée de 35 ans, se confie avec amertume mêlée d’un sentiment d’errance sur ses souvenirs de plusieurs années, alors qu’elle travaillait comme porteuse de marchandises de contrebande en provenance de Sebta. Des souvenirs qui sont devenus des ombres du passé, après l’arrêt définitif de la contrebande, depuis la fermeture du passage en mars dernier, sans aucun signe de réouverture à l’horizon.
La jeune veuve, qui avait la responsabilité d’élever seule ses deux filles, a suivi les traces de sa grand-mère qui lui a ouvert la voie pour travailler dans la contrebande, malgré ses conditions difficiles, pour couvrir les nécessités de subsistance quotidienne à sa famille.
Hanane fait partie des quelques milliers de femmes qui traversaient chaque jour le passage de Bab Sebta en quête de la subsistance.
Selon le rapport
de la Mission parlementaire de prospection sur la situation des enfants
négligés et des femmes-mulets au point de passage de Bab Sebta, publié en
janvier 2020, le nombre de femmes concernées s’élève à quelque 3.500, ou un peu
plus selon les associations locales, de différentes tranches d’âge, dont les
conditions difficiles de vie les ont poussées à s’adonner à une activité qui
porte atteinte à la dignité humaine.
Elles sont maintenant aux prises avec l’inconnu, après avoir souffert, pendant
des années, de l’exploitation des grands trafiquants de leurs conditions
sociales pour accumuler des richesses.
D’après l’étude réalisée par l’Association Assaida Al Horra, la plupart des femmes porteuses de marchandises au passage souffrent de conditions sociales difficiles et se trouvent en situation de précarité. La pauvreté, le chômage des maris, l’exploitation des parents ou encore la perte de soutien familial, autant de raisons qui ont obligé ces femmes à se livrer à la contrebande vivrière.
Quelque 67% d’entre elles emploient leurs salaires pour subvenir aux besoins de leurs familles et s’acquitter des frais de scolarité de leurs enfants, tandis que 33% s’efforcent à contribuer à la construction d’une maison familiale, note l’étude. Le rapport révèle que 73% de ces femmes travaillent dans le transport de marchandises au profit d’autres parties, tandis que seulement 15% d’entre-elles se livrent à la contrebande pour leur compte (commerce), et 12% travaillent comme femmes de ménage à Sebta.
Il indique aussi que 43% de ces femmes ne disposent d’aucune couverture sanitaire, contre 48% qui bénéficient de la carte Ramed, tandis que 7% d’entre-elles (femmes de ménage à Sebta) profitent de la couverture sanitaire espagnole, et 60% souffrent de violences physiques, économiques et psychologiques en permanence.
Cette situation a poussé l’Association Assaida Al Horra, depuis des années, à adopter une position claire contre la contrebande et le trafic illicite, en raison des conditions dégradantes et déshumanisantes qui l’accompagnent, en exhortant les autorités responsables à créer d’autres alternatives pour ceux qui vivent de la contrebande vivrière, en particulier les femmes enceintes, qui souffrent de la précarité sociale, la pauvreté, l’analphabétisme, le chômage et du manque de formation.
Meriem Zemmouri, militante des droits de l’Homme et coordinatrice de l’instance provinciale de l’équité, de l’égalité des chances et de l’approche genre à la préfecture de M’diq-Fnideq, a souligné, lors d’une conférence virtuelle sur «la fermeture du point de passage de Bab Sebta et l’interdiction de la contrebande vivrière: conséquences et alternatives», que le commerce frontalier a instauré une sorte d’ordonnancement social, dans la mesure où les grands commerçants et les intermédiaires exploitent les porteuses de marchandises.
Mme Zemmouri a indiqué qu’un grand nombre de femmes mettaient leur vie en danger quotidiennement, notant que «quelque dix femmes avaient perdu la vie dans les incidents de bousculade qui ont eu lieu durant la période 2009-2020, ce qui nous a poussé, en tant qu’associations de défense des droits de l’Homme, à mettre en garde, à maintes reprises, contre la gravité de la situation qui prévalait à ce moment-là».
Dans ce sens, Hanane ne cache pas l’ampleur des souffrances que les femmes-mulets ont endurées pour gagner «un revenu médiocre dans certains cas et respectable dans d’autres», soulignant que les femmes transportaient plus de 80 kg de marchandises contre 150 à 170 dirhams par jour, sans parler des harcèlements qu’elles subissaient à plusieurs reprises sur les deux côtés du passage, avant que ce montant ne soit porté à 300 dirhams, après avoir protesté contre les grands commerçants.
Selon le rapport de l’Association Assaida Al Horra, 60% des femmes-mulets conviennent que la contrebande vivrière est un «travail indécent», tandis que 40% s’accordent sur le fait qu’il s’agit d’un «travail décent, car il permet d’obtenir un revenu mensuel», malgré que 93% d’entre elles ont déclaré que leur état de santé est «mauvais» ou «moyen», vu qu’elles souffrent de maladies liées à leur travail.
Ces situations avaient incité la mission parlementaire de prospection à appeler à «humaniser» et à «organiser» de façon optimale le passage de Bab Sebta, tout en mettant en place des moyens électroniques d’organisation pour maîtriser les flux sur place et améliorer les conditions de santé et d’hygiène dans l’attente de solutions durables. Avec la fermeture de ce point de passage, la recherche d’une alternative pour ceux et celles qui s’adonnent à la contrebande vivrière est devenue désormais une nécessité impérieuse pour assurer la stabilité sociale dans une zone frontalière, où le nombre de travailleurs se livrant à cette activité est estimé à environ 10.000 personnes, dont la moitié sont des femmes, d’autant plus que l’économie de la région est fortement dépendante du commerce frontalier.
Toujours selon l’Association, les conséquences sociales de la fermeture du passage frontalier de Bab Sebta sont «graves», puisque 35% des femmes n’avaient pas pu trouver un travail alternatif, 43% travaillaient dans les domiciles et 15% s’adonnaient au commerce ambulant, tandis que 7% d’entre-elles travaillaient comme salariées percevant un bas salaire (75% touchent moins de 1.500 dh/mois) et 53% se plaignaient de violence, après la cessation de leurs activités, en plus d’autres répercussions, telles que l’expulsion locative, et l’incapacité de payer les factures d’eau et d’électricité et les frais médicaux.
Si la plupart des femmes qui s’adonnent à la «contrebande vivrière» estiment que la meilleure solution, pour elles, est la réouverture du point de passage, l’approche la plus appropriée consisterait à réintégrer les femmes et hommes travaillant dans cette activité illégale dans de nouveaux projets, visant à leur assurer une vie décente et à préserver leur dignité humaine.
Compte tenu que la création d’une zone industrielle dans les environs du préside occupé de Sebta faisait partie des recommandations de plusieurs organisations de défense des droits de l’Homme, d’instances civiles et de la mission parlementaire de prospection, il a été procédé, récemment, au lancement des travaux de construction de la zone d’activité économique de Fnideq, qui sera dédiée au commerce mais aussi à des industries de transformation légères.
Il s’agit des travaux d’une première tranche de 10 hectares pour un projet qui, à terme devrait atteindre les 90 hectares. La future zone d’activité économique a pour objectif, entre autres, de créer des postes de travail, afin d’éponger le chômage qui a augmenté en flèche avec le blocage du commerce transfrontalier au niveau de Bab Sebta.
Ce projet, dont la maitrise d’ouvrage est assurée par l’Agence pour la promotion et le développement du Nord (APDN), tandis que le maître d’ouvrage délégué est Tanger Med Zones, permettra ainsi d’offrir des débouchés et des alternatives appuyées par la mise en place d’un dispositif d’importation pour le transit des marchandises issues de la ville de Sebta via le port de Tanger Med.
Une attention particulière a également été accordée, dans le cadre de l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH) au niveau de la préfecture de M’diq-Fnideq, au soutien des coopératives et des projets générateurs de revenus, au profit de ceux qui veulent se lancer dans l’entrepreneuriat, dans l’espoir de réduire l’impact social de la fermeture du point de passage de Bab Sebta.
Il s’agit d’une série d’initiatives louables, qui sont restées, jusque-là, bloquées dans les rouages du processus décisionnel local et qui n’ont pas été encore officiellement dévoilées. Hanane, comme d’autres femmes qui s’adonnent à la contrebande vivrière, aspire toujours à décrocher un emploi alternatif et espère que cette frange vulnérable de la société puisse bénéficier d’une attention particulière.
Elle rêve d’avoir un emploi décent et un revenu stable, en vue d’assurer à ses deux filles orphelines une vie décente, afin que cette tragédie ne se transmette pas de génération en génération.