Yassin Adnan entre la littérature et le monde virtuel

Critique littéraire

Par Bouazza Benachir

« L’élégance animale, le poisson-camoufleur, le clandestin : il est parcouru de lignes abstraites qui ne ressemblent à rien, et qui ne suivent même pas ses divisions organiques ; mais ainsi désorganisé, désarticulé, il fait monde avec les lignes d’un rocher, du sable, et des plantes, pour devenir-imperceptible. »[1]

Gilles Deleuze et Félix Guattari,

Mille plateaux, Paris, éd. de Minuit, 1980, pp. 342-343.

Faisant écho à la traduction en langue française[2] du roman de Yassin Adnan titré Hot Maroc, sa traduction anglaise[3] constitue un acte transculturel majeur. Effectivement, Hot Maroc est une chaude sylve augurale en ce qu’il « Outexternalise » (Frédéric Neyrat) l’imaginaire numérique-digital du Maroc et, par ricochet, de la communauté du monde, notamment arabo-musulmane. Cet imaginaire « Outexternal » étant l’effet du site web baptisé « Hot Maroc » (chapitre II). Site internet phagocyté par Rahal Laâouina-l’Ecureuil, le personnage-pivot de ce roman dantesque (chapitre II) et de cette « comédie animale » (Ch. III).

Ces traductions témoignent également du décentrement radical du mode d’emploi acentré de la littérature, que convoque Yassin Adnan à travers la fictionnalisation cyber-spatiale du réel et de l’espace public de discussion wébisé. Cette convocation étant sans doute une inscription de la réception désormais « chaosmique » de la littérature marocaine. Du fait de cette fictionnalisation, je passe de la lecture de Marrakech noir (Yassin Adnan dir., 2020) à celle d’un roman-rhizome dont la toile narrative « virtuelle » décuple l’espace-temps digital. Hot Maroc est aussi un moment de rupture radicale avec le colloquisme et le roman dit « post- » et « dé-colonial (Ch. III : La comédie animale), et cela à travers les métastases zoomorphes d’un picaro dénommé Rahal-L’écureil.

Si Rahal, le personnage Minotaure au centre de ce roman, est un antihéros picaresque planté dans un décor science-fictionnel post-Orwell-Foucault, cela est dû à ses métamorphoses et ses réincarnations nocives, iblissiennes, si différentes qu’elles cosmopolitisent réalité et fictions, haine et névrose, d’une part, et que, d’autre part, Yassin Adnan en construit des atopies hétérotopiques où parler et agir c’est ne pas apparaître, « devenir-imperceptible ». En simplifiant, Rahal est l’allégorie du détournement atopique du « devenir-imperceptible » (Gilles Deleuze et Félix Guattari). Ce qui, de ce fait, fait penser au passage de l’énoncé d’Edgar Morin : « Cumputo, ergo non sum » à Cumputo, ergo non sum (Je compute, donc je n’existe pas).

La généalogie de cette folie computée est exposée dans la limpidité complexe du Chapitre I de Hot Maroc. La trajectoire du « devenir-animal » de Rahal y est déclenchée par sa maîtrise problématique de l’ordinateur, outil cybernanthropique hybride (homme-machine) qu’il mettra au service de son art d’épier et de « scanner » le corps et l’âme des ses ennemi.e.s aussi bien célèbres qu’anonymes.

A lire Hot Maroc, on s’aperçoit comment ce détournement et cette computation rahalistes sont ouvertement nihilistes en ce qu’ils transforment non seulement Rahal en lascars vicieux, mais également la multitude de personnages qui sont ses métastases ou reliques et comme lui bornés par leurs névroses et leurs horizons niais (Ch. III).

Certes, « La comédie animale » (Ch. III) n’est pas ou presque pas La Comédie humaine (Balzac)… Mais un Rahal Laâouina reste un Rahal Laâouina, de même le « devenir-Rahal » des répliques de ce personnage qui emblématise le dévoiement des acteurs des champs politique, social, culturel marocains. D’où la multiplicité abondante des métamorphoses ou des devenirs. : « devenir-animal », « devenir-écureuil », « devenir-œil de Moscou » épiant le « coït militant » des condisciples gauchistes Unémistes[4] et fondamentalistes de Rahal, toutes et tous étudiants à la faculté des Lettres de Marrakech, à l’instar de Aziz le sloughi ou du « frère Abdelghafour le Lézard », et cela au service d’on ne sait quel gouvernement ni quelle « vision du monde ».

Le « devenir-écureuil-espion » : on comprendra que Rahal le porte en bandoulière et qu’il ne se départit jamais du site web « Hot Maroc », le Cybercafé opérationnel de cette barbouze « expert[e] en nature animale ». A l’instar de l’écureuil qu’il est, le grognement est son cri attitré : « Je grogne, donc je suis ». Sa « nature animale » et sa « fascination instinctive de la hyène pour les cimetières » l’ont doté de pouvoirs olfactifs inouïs.

Devenu paradoxalement un piège capturant le narcissisme maladif de Rahal se prenant pour un « Caïd Rassou » de l’espace cybernétique, « Hot Maroc » (avec ou sans italiques),- le hub imaginaire trop vaste pour cette tique, ce vulgaire et modique « mouchard-espion » spécialiste des fake news dont il accable ses « ennemis intimes » – se transforme derechef en enfer dantesque, et pour lui, et pour ses cibles humaines et non-humaines, ses « semblables ». Bien que les agissements de Rahal se situent dans un univers « post-métaphysique », disons « virtuel », Yassin Adnan et ses coups d’œil médicaux, décrivent sans tabous le culte de la laideur et les intimes ébats coquins de Rahal, mais aussi les lieux (Marrakech, la « sudique » faculté des Lettres où Rahal a étudié la littérature arabe classique…) avec menus détails en y plantant moult figures anonymes ou notoires du cru. C’est le cas, par exemple, du poète en herbes Wafiq Dera’i, d’Ahmed la Hyène, Atika la Vache, Aziz… et du directeur du mémoire de Licence de Rahal, le « distingué professeur Bouchaïb Makhloufi », le lauréat à la formation bâclée, l’ex-élève de la médersa Ben Youssef de Marrakech… Quand Yassin Adnan « hotise » au scalpel les analyses et les descriptions physiologiques et psychologiques, il n’en est que plus clinicien. Il y a comme du Karlheinz Stockhausen dans les partitions éthologiques et anatomistes de cet auteur.

Chemin faisant, la réalité virtuelle de l’imagination pulvérisée du chthonien Rahal devient, chez Yassin Adnan, le déploiement d’une cosmovision-autre dont un des lieux de naissance serait l’Enfer version Dante Alighieri. Or donc, si « l’enfer, c’est les autres », et si Rahal est un monstre-écran, il aura été le voisin monophtalme des sommités intellectuelles peuplant la Huitième fosse et la Neuvième fosse du Huitième cercle (« Ruse et tromperie ») de La Divine Comédie. Sauf que Yassin Adnan en a décidé autrement, inaugurant ainsi un « Onzième cercle » qui, de ne pas se situer dans les profondeurs labyrinthiques de l’Enfer, vogue dans une capsule dont les trajets sont non repérables, sinon par la vicariance cybernétique de cet humanoïde ubiquitaire wébien dénommé Rahal l’Ecureuil !

Richesses de la puissance du marronnage heuristique et littéraire : on comprendra que Yassin Adnan, en inversant la parabole dantesque de l’Enfer version « terrestre », transforme Hot Maroc en une « clinique différente »[5] «sans coordonnées ni orbites, et cela parce que pour Rahal le picaro sadique est de nulle part ; son identité étant difforme du fait d’une fœtalisation ou d’une néoténie mentales qui le condamnent à rester culturellement larvaire jusqu’à son extinction. Il s’est déshumanisé en s’extrayant de sa condition sociale de terroir sans pour autant réussir à inventer des alternatives euphoriques censées le libérer des tristesses de son ontologie fœtale.

Yassin Adnan est donc l’un des noms d’un Cervantès des temps post-digitaux. Imaginons Rahal relisant sa relation de voyage intergalactique recueillie dans Hot Maroc et Youssef Ibn Tachfine la feuilleter ! Celui-ci le lirait en fondateur de Marrakech à qui quelques extraterrestres en auraient offert un exemplaire de ce roman relatant la captivité digitale de son compatriote s’entichant de cybernétique !… Ce sultan empereur, mais aussi Abou Yaakoub Youssef conseillé par le romancier, philosophe et médecin Ibn Tofail, y apprendront non seulement la destruction de l’autopont surréaliste du quartier Massira évoqué par Fouad Laroui… évoquant Hot Maroc. Mais encore, ils sauront ce qu’écrire Marrakech à partir d’une ontologie politique et esthétique rhizomatique, veut ou voudra dire. Elle est tellurique, l’écriture de « Ce » Hot Maroc radiographié comme lieu des tangos du Savoir et de l’Art, de la Musique et des Muses, de la Bêtise et des névroses, du Silence de « l’encre des savants » et des sommeils de la raison et des sensualité, du devenir-schizo et de la « clinique différente »…

Une des lignes de décentrement de Hot Maroc, est de réveiller les esprits de Marrakech-Monde. Lisons donc Hot Maroc à l’ombre du Maroc « chaud » d’aujourd’hui et de demain, et de plusieurs langues : celles d’Ibn Tofail, Cervantès, Boileau, William Shakespeare ou de Mark Twain, ou encore de Winston Churchill, séjournant à Marrakech, à Tanger, etc. De ces icones des Lettres démiurgiques, Rahal-l’écureuil n’a guère compris ce que signifie : « To be or not to be », c’est-à-dire son existence spectrale, « cumputo-grammatique » ou son existence d’insecte s’écrasant contre l’écran de son ordinateur trop démesuré pour son esprit étriqué. Beauté de cet insecte : sa ligne de fuite « outexternale » en fait un chaosmique devenir-tique (pour parler avec Félix Guattari et Gilles Deleuze).

« Un spectre hante » Hot Maroc – la réalité virtuelle relative, le non-lieu de tous les lieux et de tout sujet vivant apparemment protégé par l’« être-en-relation » (Patrick Chamoiseau) et la « pensée complexe ». Lisant ce roman, me reviennent à l’esprit, et cette « hantologie » (Jacques Derrida évoquant Karl Marx), et Edgard Morin : « (…) l’« auto-exo-référence » est un constituant nécessaire pour pouvoir traiter [le] monde [extérieur], se traiter soi-même dans ce monde »[6]). Pour Rahal, « la vie était ailleurs. [Il] le savait très bien et il l’acceptait. Il avait choisi dès le début de garder ses distances avec elle. Il préférait même la laisser là-bas. Autre part. » (Hot Maroc, p. 435). Autre part ? Dans la galaxie de l’angliciste Yassin Adnan, « perhaps » !

Bouazza BENACHIR

Rabat, le 12 décembre 2021.

[1] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, pp. 342-343.

[2] Yassin Adnan, Hot Maroc, tr. fr. France Meyr, Arles, Sindbad-Actes Sud, 2020.

[3] Idem, Hot Maroc, tr. anglaise Alexander E. Elinson, Syracuse University Press, Syracuse, 2021.

[4] Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM).

[5] Anne Querrien, « Deleuze clinicien ? », in Chimères 2021/2, pp. 49-64.

[6] Edgar Morin, « Cumputo, ergo sum », in Chimères. Revue des schizoanalyses, Paris,Année 1990, N° 8, p. 1-20. URL: https://www.persee.fr/doc/chime_0986-6035_1990_num_8_1_1161

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