«Occulter le réchauffement climatique revient à hypothéquer la vie des générations futures»

Contribution de Mohamed Nabil Benabdallah à l’Agora 2017 à Bordeaux

Après «les métropoles millionnaires» en 2010, «le patrimoine» en 2012 et «les espaces publics» en 2014, l’édition de cette année de l’Agora, biennale d’architecture, d’urbanisme et de design, tenue du 14 au 24 septembre dernier à Bordeaux, a été consacrée aux «Paysages métropolitains».

Comment concilier le paysage à la croissance et au changement climatique ? C’est dans ce cadre qu’est survenue la précieuse contribution de Mohamed Nabil Benabdallah, ministre de l’Aménagement du Territoire National, de l’Urbanisme, de l’Habitat et de la Politique de la Ville, à l’édition 2017 de cet espace d’échange d’envergure internationale, au cours d’une conférence sous le thème «C’est demain le déluge, les villes sous pression climatique».

Ce fut là un débat passionné, parmi le panel de conférences programmées lors de cette biennale, qui a tenu lieu samedi 23 septembre dernier, et qui a réuni des intervenants de taille que sont, aux côtés de Benabdallah, Alain Juppé, l’ancien premier ministre français et actuel maire de Bordeaux, ainsi que Juan Maria Aburto, maire de Bilbao, Adama Sangaré, maire de Bamako, Larissa Kannounikova, représentante du comité de l’aménagement urbain et architectural de Saint Pétersbourg, Fritz Ntone Ntone, délégué général du gouvernement de la communauté urbaine de Douala, et Papa Rao, représentant du gouvernement du Telangana.

Par: Iliasse El Mesnaoui

En sa qualité de ministre de l’Aménagement du Territoire, de l’Urbanisme, de l’Habitat et de la Politique de la Ville, l’intervention de Mohamed Nabil Benabdallah à l’Agora 2017, et précisément à une conférence autour de la corrélation entre le paysage urbain, la croissance et le changement climatique, fut enrichissante à plus d’un titre. Répondant aux questions des animateurs de ce débat que sont Philippe Tretiack, architecte, écrivain, essayiste et journaliste, et Rémi Cambau, rédacteur en chef du service de presse en ligne cadre de ville.com, le ministre a donné une vision claire et détaillée de la perception nationale du changement climatique ainsi que des efforts déployés par le Royaume face à cette problématique planétaire.

Comment analysez-vous les risques que le changement climatique fait peser sur les territoires dont vous êtes responsable?

Le Maroc, à l’instar des autres pays du monde, est confronté à une croissance démographique importante qui s’est accompagnée d’une urbanisation remarquable, favorisée d’une part par la création de nouveaux centres urbains et l’extension des périmètres des villes. Les villes marocaines et les centres urbains constituent aujourd’hui l’espace de vie de près de 65% des marocains. La poursuite de l’urbanisation est confirmée par les résultats du dernier recensement de 2014 : près des 2/3 de la population vit en milieu urbain et il est prévu qu’en 2050 la population urbaine atteigne le taux de 74%.

Le Maroc, sous la pression urbaine et notamment le phénomène constaté de littoralisation accentué, est également confronté aux conséquences du changement climatique qui augmente la fréquence des perturbations et des catastrophes naturelles au niveau des zones urbaines (risques d’inondation, de sécheresse, de tremblement de terre et de tsunami, qui touchent de nombreuses zones du pays).  La conjugaison de ces divers aléas avec différents facteurs (démographie, urbanisation, globalisation, changement climatique) accroît les impacts potentiels d’événements dommageables.

Les catastrophes naturelles, comme les inondations de 2010 au Pakistan ou le tsunami de 2011 au Japon et le récent Ouragan Irma à l’île Saint Martin et Saint Barthélemy et en Floride démontrent, sans ambiguïté ni doute possibles,à quel point les effets du réchauffement climatique sont réels, concrets et terrifiants. Occulter ce facteur dans tout action ou politique publique, revient à hypothéquer gravement les droits sociaux, économiques et à la vie des générations futures.

L’analyse probabiliste des risques au Maroc révèle que le coût moyen annuel des catastrophes naturelles est de 5,6 milliards MAD. Au cours des 30 prochaines années, il est probable qu’il y ait 90% de risques de tremblement de terre ou d’inondation entrainant des pertes d’environ 5 milliards MAD, 90% de risques d’avoir un évènement causant des pertes de 10 milliards MAD et 65% de risques d’avoir un événement causant des pertes d’environ 25 Milliards MAD.

Par ailleurs, notre pays, de par sa géographie et la nature de son climat, se trouve pris en tenailles entre les risques naturels inhérents aux espaces littoraux (montée des eaux, tempêtes, voire ouragans…) et ceux liés aux sècheresses de plus en plus fréquentes et leurs conséquences en termes de désertification ; une désertification que les migrations vers les espaces littoraux et les grandes métropoles accentuent. Les populations qui, pour des raisons économiques et de cadre de vie, quittent les espaces oasiens et steppiques livrent ces territoires qu’ils cessent d’entretenir, à l’avancée des sables et des déserts. Ainsi, l’espace vital pourrait-il se réduire à mesure que ces migrations s’accentuent.

Et l’on ne peut parler de migrations sans aborder celles qui viennent d’autres pays, souvent pour les mêmes raisons… notre pays est en effet en passe de se transformer d’une terre d’émigration et une terre d’immigration. Cette situation nous mets face aux défis de l’intégration, sociale et économique, mais aussi sociétale. Car en effet, l’enjeu est de préserver cette spécificité et cette capacités des marocains à accueillir, tolérer, intégrer et s’enrichir des autres cultures.Les villes mais aussi les campagnes, les oasis… sont le théâtre de ces changements que les politiques publiques doivent accompagner.

Comment adapter ces territoires au changement climatique? Comment concilier cette adaptation avec ce qui existe déjà? Les paysages existants? Le patrimoine?

La réponse à cette question est assez complexe dans la mesure où elle se décline à plusieurs échelles et suppose différents niveaux et types d’intervention qui se combinent, s’influence et se conditionnent mutuellement. Les changements climatiques sont à une échelle planétaire. Ils sont liés à nos modes de production, aux échanges internationaux, aux choix énergétiques des pays… Mais ils sont également une échelle beaucoup plus locale et dépendent du cadre de vie que nous offrons, de la capacité des territoires à créer et redistribuer la richesse, des équilibres entre ces territoires… ils dépendent également des comportements de chacun d’entre nous au quotidien. Tout ceci est interdépendant. C’est pour cela que toute politique publique visant, non seulement la production et la transformation de l’urbain, et l’adaptation des formes des établissements humains aux impératifs du développement durable.

L’action du Maroc à cet égard est donc à plusieurs niveaux

Tout d’abord, Mon pays, aux côtés des autres pays du monde, s’est résolument engagé dans la voie du développement urbain durable à travers sa profonde inscription dans le cadre des orientations des accords, programmes et agendas internationaux : les objectifs de développement durable ODD et notamment l’objectif n°11, le nouvel agenda urbain, l’accord de Paris et la déclaration de Marrakech sur les changements climatiques, l’accord de Sendai pour la réduction des risques de catastrophes.

La coopération Sud-Sud que Sa Majesté à inscrit comme orientation majeure de la politique internationale de notre pays découle de cet engagement et de la conviction que nous avons du destin commun. Aujourd’hui nous avons des projets concrets.

Sur le plan national, le Maroc s’est engagé dans plusieurs réformes et réflexions visant à renforcer la résilience des territoires et à atténuer la vulnérabilité urbaine des villes face aux changements climatiques.

La loi cadre 99-12 portant Charte Nationale de l’Environnement et du Développement Durable constitue une véritable référence pour les politiques publiques de notre pays en la matière. Elle inscrit la notion de développement durable comme valeur fondamentale et appelle toutes les composantes de la société à l’intégrer dans leurs activités.

D’autres réformes également sont à souligner qu’il s’agisse de la stratégie nationale de développement durable, de la stratégie nationale de prévention et de gestion des risques naturels, de la stratégie nationale de promotion des énergies renouvelables et de l’efficacité énergétique, du Plan Maroc Vert, du Plan d’Investissement Vert, …

Sur un plan plus opérationnel, après les efforts importants engagés par le Maroc en matière d’amélioration des conditions d’habiter, le pays a choisi de se doter, depuis 2012,d’une politique de la ville.Dans ce cadre, une agissons concrètement à l’échelle des quartiers, des villes, mais également au renforcement de l’armature urbaine du pays.

La mise à niveau urbaine a permis, à toutes ces échelles, d’améliorer le désenclavement et l’intégration urbaine des quartiers, de renforcer l’accès aux infrastructures de base, d’aménager des centaines de milliers de M² d’espaces verts, de créer des espaces piétons au cœur des villes et des quartiers.

Chacun de ces aménagements nous permet d’inclure et de promouvoir des solutions frugales. A titre d’exemple, la subvention accordée pour l’éclairage public est doublée en cas de recours à des solutions économes en énergies. De même que la mise à niveau des voiries est conditionnée par la généralisation de l’assainissement, l’aménagement des espaces verts est lui conditionnés par l’utilisation des eaux récupérées et le choix d’espèces adaptées conditions climatiques.

Bien qu’il s’agisse de politique de la ville, nous avons élargi notre action vers des espaces moins urbains. La mise à niveau des centres ruraux émergents a pour objectifs de renforcer l’armature urbaine des régions et du pays et de créer les conditions de vie et de production permettant le maintien des populations dans leurs territoires et de prévenir un exode rural, par défaut.

Cette approche, combinée à la nécessité de préserver notre patrimoine culturel et architectural nous amener à mettre en place un programme spécifique pour la valorisation durable des Ksour et Kasbahs. Il s’articule autour de plusieurs axes dont la promotion de l’agriculture oasienne et des produits de terroirs mais aussi la valorisation des modes et matériaux de constructions traditionnels dont la qualité et la frugalité peuvent contribuer à de nouveau modes de construction. Un centre de formation et de recherche est en cours de création.

Au total, sur les 6 dernières années le Maroc a engagé plus de 5 milliard d’euros dans la politique de la ville. Certes la mise à niveau est prédominante mais elle se fait dans le souci de prendre en considération les impératifs liée à la protection des ressources hydriques, à la rationalisation des déplacements, à l’économie d’énergie et au respect de l’environnement.

Quel sera le grand paysage urbain de vos territoires demain?

Tenant compte des réformes engagées par le Maroc et des enjeux et défis urbains à relever face aux impacts du changement, le Ministère de l’Aménagement du Territoire, de l’Urbanisme, de l’Habitat et de la Politique de la Ville, s’est résolument inscrit dans la voie d’une politique urbaine durable et inclusive qui se traduit d’abord par l’adoption d’une approche prospective et proactive, basée sur la mise en place de référentiels nationaux de l’aménagement du territoire permettant d’assurer une cohérence et un équilibre de développement des territoires et de renforcer leur résilience. Il s’agit à travers cette approche de repenser la question des relations, des équilibres et des complémentarités de développement des aires urbaines et de réfléchir comment inverser la tendance de développement des villes côtières vers les villes intérieures. Ensuite, intervient la mise en place d’une politique urbaine nationale rénovée, assurant à la fois la transition vers la résilience verte et permettant d’encadrer le développement futur des territoires à travers la mise en place de documents d’urbanisme permettant d’orienter le développement durable des territoires et d’édifier des établissements humains ouverts à tous, sûrs, résilients et durables ; la mise en place de cartes d’aptitude à l’urbanisation comme outil de résilience des territoires et d’atténuation de la vulnérabilité urbaine des villes face aux impacts du changement climatique et des risques naturels ; la mise en place de plans de prévention des risques naturels et technologiques  et la  mise en place de nouvelles démarches d’éco-conception.

Il s’agit aujourd’hui, à travers ces réflexions et ces actions engagées, d’opérer un changement de logique des politiques publiques, d’une logique de rattrapage à une logique de développement durable et d’efficacité économique, de renforcer la résilience urbaine et d’atténuer la vulnérabilité urbaine des villes face aux impacts du changement climatique et des risques naturels  comme espaces générateurs de solutions et plateformes de l’innovation, de réduire l’empreinte et l’impact environnemental de l’urbanisation en favorisant de nouveaux modes de développement urbain durable des villes (densité, compacité, intensité, potentiel de densification des villes, recyclage du foncier et renouvellement urbain, modélisation de la croissance urbaine, modélisation des effets des ilots de chaleurs urbains, modélisation aéraulique, smart city, éco-cités, etc.).

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