Les films de Nabil Ayouch ne sont pas de ceux qui font consensus. Ils interrogent et font souvent débat. Après Les chevaux de Dieu (2012) tiré d’un roman de Mahi Binebine sur le terrorisme islamiste et Much Loved (2015) sur la prostitution, le réalisateur poursuit avec Razzia sur la désillusion, une œuvre forte, entre chronique et mémorial, comme un Chant général de la société marocaine. Sorti au Maroc en février 2018 et en France en mars, co-écrit par le réalisateur et son épouse, Maryam Touzani, Razzia dresse sans complaisance le portrait mental de la société marocaine d’aujourd’hui.
L’histoire commence en 1982 avec l’arabisation de l’enseignement et les tentatives d’étouffement de la langue berbère par la dictature d’Hassan II et se termine en 2015 sous Mohamed VI avec l’islamisation du pouvoir et une révolte populaire à Casablanca. Mais 2015 est aussi l’année de l’interdiction de Much Loved dans les salles marocaines et des agressions subies par la comédienne Loubna Abidar pour y avoir tenu le rôle d’une prostituée. À cet égard, Razzia nourrit déjà toute une réflexion sur le climat de violence et de censure qui peut entourer la production artistique.
La démonstration est concrète. Vies sur table. Elle s’ouvre sur le désenchantement d’Abdallah (Amine Ennaji), le jeune instituteur qui refuse d’enseigner en arabe à des enfants berbères. Puis, sans transition, après une ellipse de plus de trente ans, d’autres histoires s’enchaînent, s’emmêlent, suspendues au vide temporel et à la tonalité de l’échec transmise par Abdallah. L’art du montage de Nabil Ayouch fait le reste. Au spectateur de trouver un sens commun à toutes ces vies qui s’interpellent sans toujours se répondre. Celle de Salima d’abord (Maryam Touzani) qui lutte pour s’émanciper et rester elle-même dans son couple autant que dans la rue. Il y a ensuite Yto (Saâdia Ladib en 1982 et Nezha Tebbaai en 2015), sa mère, jeune veuve délaissée trente ans plus tôt par Abdallah qui pourrait bien être le père de Salima. On rencontre encore Inès (Dounia Binebine), une adolescente de la jeunesse dorée en mal d’amour maternel et en pleine crise identitaire, Hakim (Abdelilah Rachid), un ouvrier ébéniste homosexuel méprisé par son père et qui rêve de devenir chanteur, Monsieur Joe enfin (Arieh Worthalter), un restaurateur juif connu du tout Casa mais rattrapé par sa religion.
Un personnage les résume tous, Ilyas qu’on voit d’abord enfant (Mohamed Zarrouk) avec Yto, sa mère, et avec Abdallah, son maître d’école, puis adulte (Abdellah Didane) comme serveur dans le restaurant de Monsieur Joe. Ilyas voue une passion sans bornes pour Casablanca, le film culte de Michael Curtiz, une passion brisée quand il apprend que le film a été tourné dans les studios américains. Le sujet de Razzia est là. Dans la désillusion d’Ilyas. Superbe palimpseste où se dévoile l’image du Maroc du XXIème siècle depuis que le fondamentalisme religieux a fait main basse sur le quotidien et opéré une razzia, une O.P.A., un hold-up sur la vie ordinaire. Tout le Maroc actuel est dans cet écart entre les démons de l’obscurantisme dont une partie de la société est porteuse et les merveilles illusoires de la modernité dont la ville de Casablanca reste l’emblème.
Par la pluralité de ses thèmes, le film est donc une fresque réaliste. Il aborde des sujets majeurs, la question des langues parlées, la situation de la femme, l’homosexualité, la promiscuité de la misère et de l’extrême richesse, l’exode rural, les problèmes de la jeunesse, la révolte toujours latente des masses laborieuses, le chômage des intellectuels, le chômage camouflé de ces femmes qui vendent leur corps ou le chômage tout court dont Marx dit qu’il est l’armée de réserve du capitalisme. Tout est simplement montré, cadré, les dialogues sont saisissants de vérité. Mais par la pluralité de ses silences ou de sa retenue, le film est aussi un magnifique poème épique, comme Le Chant général de Pablo Neruda justement, qui suggère autant qu’il dit.
Une chose est sure : Razzia n’est pas un film défaitiste. Il enjoint de ne pas étouffer son désir d’être soi-même, de ne pas se priver de soi pour ressembler aux autres, et de lutter, de résister au regard de la rue. Qu’importe alors si la lecture linéaire achoppe parfois. Restent la lecture sensible, une mathématique où l’on se contenterait d’additionner ces vies pour les fondre dans le creuset d’une société vivante et libre qui refuse tout dogmatisme.
Par: Jacques Alessandra