L’acte universel de droit international qu’a constitué la «Déclaration de Windhoek» (Namibie) du 3 Mai 1991 pour «le développement d’une presse africaine indépendante et pluraliste» est une parfaite explication de texte de l’article 19 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) du 10 Décembre 1948. «Windhoek est la contribution de l’Afrique à l’édifice des Droits de l’Homme» disait le Président du groupe africain à l’Unesco lors de son adoption en 1995 par les États membres de cette organisation.
Déclaration qui déclencha ensuite tout un processus par l’adoption de quatre autres déclarations similaires concernant quatre autres régions du monde : déclarations d’Alma Ata (Asie); de Santiago (Amérique Latine & Caraïbes); de Sana ’a (Monde Arabe) et de Sofia (Europe & Amérique du Nord). A l’origine de ces cinq déclarations, ou «processus de Windhoek», des professionnels de la presse africaine, sous l’égide de l’Unesco et avec l’appui effectif de l’ONU qui finira, en décembre 1993, par adopter la recommandation phare de cette bataille : la proclamation du 3 mai «Journée mondiale de la liberté de la presse». Avant que l’Unesco ne crée, le 3 Mai 1996, un «Prix mondial» de cette liberté. Windhoek consolida donc, de manière universelle et contextualisée, sur les cinq continents, l’énoncé de l’article 19 de la DUDH («Tout individu a droit à la liberté d’expression et d’opinion…»), ainsi que celui du principe fondamental de l’Acte constitutif de l’Unesco («libre circulation des idées par le mot et par l’image»).
Cependant, aussi bien le monde, que la médiasphère, que les usages de la liberté d’expression, ont bien changé en trente ans. L’arsenal principiel de Windhoek se référait aux réalités des médias et de leur liberté d’expression durant les années 80…Que devient cette liberté à l’heure du numérique?
C’est une véritable équation qui, pour l’instant, déboussole les spécialistes des médias comme les spécialistes du Droit. Moult réflexions théoriques et analyses holistiques des usages ne sont pas encore assez convaincantes pour qu’on aboutisse à une vision normative universelle comme le fût l’article 19 de la DUDH, rédigé du temps des médias d’après la seconde guerre mondiale. Notre monde actuel, celui de l’ère numérique, nous affronte avec une communication transfrontalière, avec une vitesse et une instantanéité inédites etqui est drapée dans l’anonymat qui, trop souvent, travestit la vérité, cette pierre angulaire qui légitime et fonde la liberté de la presse.
La nouvelle génération de la liberté d’expression, «liberté d’expression 2.0», est une équation à plusieurs inconnues. Comment l’appréhender et qui en a la charge ? L’Unesco réunit dans quelques jours à Strasbourg son «Think Tank» d’experts en communications, le réseau Orbicom (plus de 40 chaires et plus de 250 membres associés) pour tenter de dégager des pistes sérieuses d’appréhension de cette nouvelle équation de «la liberté d’expression à l’ère numérique». Une liberté post-médias dits traditionnels qui interpelle désormais, dans son abécédaire, au moins douze parties ou acteurs concernés par l’usage qu’on en fait – numériquement – ou le droit qu’on y a via les multiples recours au monde du virtuel. Aucun de ces douze concernés n’est plus important ou plus déterminant qu’un autre. Le devenir de la liberté d’expression de la nouvelle ère dépend de la conjugaison et de la convergence des ambitions, des droits, des usages et des pratiques de tous à la fois.
Douze acteurs, douze chantiers de liberté
Procédons alors par ordre alphabétique pour expliciter quelque peu cet abécédaire à douze entrées.
* L’Activiste. Avec le numérique et ses outils et supports, en plus de son ubiquité et sa vitesse de réseautage (réseaux sociaux, surtout), les sociétés civiles ont pris de l’épaisseur, une force d’influence et d’intervention comme jamais, partout.Dans les pays qui les tolèrent comme dans les pays qui les musèlent ou les oppriment. L’activiste, militant/soldat de la société civile arrache de plus en plus fort sa part de liberté d’expression. Le périmètre public de cette liberté compte désormais avec lui comme un occupant légitimement agissant. Comment compter encore avec lui à l’avenir sur tous les registres de la mise en œuvre de cette liberté : registre du Droit, des Droits des tiers, des obligations, de l’Éthique, de la sécurité, des rapports et équilibres des pouvoirs dans une société démocratique, etc.? Sachant, entre autre, que cet acteur 2.0 peut être parfois d’un apport crucial pour la démocratie et ses valeurs, liberté d’expression comprise, quand il est «lanceur d’alerte» grâce au numérique justement.
* Le Créateur.Grâce au numérique et ses conquêtes du monde virtuel, créateurs et artistes ont élargi et bouleversé les canons et les conventions de l’œuvre, de sa chaine de valeurs, de l’esthétique, introduisant, comme d’autres métiers générés par le numérique, la création virtuelle dans l’imaginaire collectif…Allant même jusqu’à remodeler/réinventer le patrimoine collectif, matériel et immatériel, hérité d’hier, de l’ère d’avant le numérique. De ce fait, quelle plus large liberté d’expression doit-on garantir au créateur et à l’artiste dans cette inouïe aventure inimaginable hier ?
* Le Différent.Différent par le sexe (genre), par la couleur de peau, par l’origine, par la culture, par la religion, par un handicap, l’étranger aussi… L’expression par le numérique, comparativement à hier, offre miraculeusement plus de chances et d’opportunités pour la liberté d’expression de ces exclus et marginalisés. Comment garantir ces nouvelles conquêtes ?
* Le E. citoyen. Comment peut-on admettre, et dans quelle mesure, que cet «enfant légitime» du numérique, révélé et élevé par le savoir humain, puisse être limité dans sa jouissance de la liberté d’expression 2.0 ? Et dans quelles limites qui sauvegarderaient pour autant le credo, les valeurs et les obligations de la démocratie et de la citoyenneté démocratique et participative ?
* L’Enfant. Jusqu’à quand, telle ou telle société refuserait d’armer l’enfant en éducation sur l’information et les médias («Programme Media Information Literacy» – MIL- de l’Unesco) de manière systématique, notamment à l’école, dès la petite enfance ? Aussi bien pour que l’enfant jouisse pleinement de la liberté d’expression et de création que pour se prémunir contre les dangers et les risques de la communication numérique dont les langages et les techniques doivent être enseignées dans tous les cycles d’enseignement et d’apprentissages, au même niveau que la lecture, l’écriture et le calcul, fondamentaux de l’école d’hier.
* Les Invisibles. Ou «non personnes» qui représentent encore la majorité de l’humanité non connectée, vivant encore en dehors de l’ère numérique, victime de la « fracture numérique » sans accès au monde actuel. Quels moyens et politiques publiques imaginer et mettre en œuvre pour que ces «moutons noirs de l’Internet» jouissent de la liberté d’expression qui ne peut plus être effectivement exercée sans l’utilisation des langages, équipements et supports de ces technologies pour une prise de parole libre, équitable et audible ? «Dis-moi si tu es connecté, je te dirai qui tu es…».
* Le Journaliste. Autant cet «acteur social», voire politique («4ème pouvoir, dit-on !) est au centre de l’expression par le numérique et le légitime bénéficiaire, avec privilèges, de la liberté d’expression, lui le célébré chaque 3 mai, autant il est menacé dans l’exercice de cette liberté. De par le numérique, il est continuellement agressé, dévoyé dans sa vocation et dans sa profession par la dénaturation de la vérité qui est sa seule raison d’être, par de multiples usurpateurs de son identité, de sa profession, de sa mission. Sans parler de ses conditions périlleuses, à travers le monde, dans l’exercice de la liberté d’expression, sa liberté chérie (plus de 700 journalistes professionnels assassinés sur les dix dernières années et, en 2018, on comptait près de 350 en prison, 60 pris en otages et 80 tués).
* Le Juriste. Les avancées incessantes des technologies du numérique sont si difficiles à anticiper, encore moins les usages qu’en fait l’usager. Par la machine, la robotique, les Big Data siphonnant les données personnelles de l’individu et par l’intelligence artificielle plus globalement, elles s’introduisent et font muter l’intégrité même de l’Homme (on parle de «L’homme augmenté») …On s’échine actuellement sur l’édification d’un «humanisme numérique», nouvelle génération des Droits de l’Homme ? Comment s’assurer que la règle juridique, indispensable au «vivre ensemble » des humains, pour sauvegarder notamment l’intervention de la conscience humaine, en plus des libertés fondamentales, dont la liberté d’expression ? Comment concevoir, à chaque avancée/invention/usage de la communication numérique une règle de droit qui soit intelligemment anticipatrice, ouverte sur l’avenir, plus ou moins prévisible, de ces technologies ? Les juristes sèchent le plus souvent ou se réfugient dans l’énoncé vague ou ambigüe, ou encore dans le principe trop générique et réduisent, au besoin ou le cas échéant, les recours et les leviers de cassation.
* Le Législateur. Entre conservatisme de nature, lenteur légendaire (des années dans certains pays), en plus d’un indéniable décalage, sinon manque de connaissances et d’expertises sur les technologies du numérique, sur la médiasphère et sur les perspectives d’avenir des deux, il est souvent arrivé que la société et que le citoyen vivant à l’heure du numérique et de ses usages soient en avance sur les législateurs et leurs législations. Le législateur est, en règle générale, en retard d’une guerre concernant la liberté d’expression via le numérique. La piste d’une plus profonde participation de la «société numérique» à l’élaboration des législations en la matière serait-elle salutaire ? Avec quelles limites? Sous quelles formes ? Aux mains de qui ? Société civile organisée ? Citoyens pétitionnaires ? Forums populaires du virtuel ?
* Le Minoritaire. Comme le « Différent », le minoritaire (individu, groupe ou communauté) peut être discriminé dans la vaste galaxie du numérique, exclu d’une équitable et effective liberté d’expression, à cause de sa culture, sa langue, sa religion, son ethnie d’appartenance, ses traditionnels savoirs, pratiques, croyances, us et coutumes… Parfois, par le fait d’une «hégémonie numérique» de la majorité de la population dans un pays, dominante économiquement, religieusement, culturellement, linguistiquement… Parfois par le fait d’un isolement géographique ou politique de la minorité concernée (au plan de la représentation dans les institutions décisionnelles) … Parfois, tout simplement, du fait d’une «fracture numérique» de fait ou ciblant une minorité… Comment la liberté d’expression par le numérique pourrait-elle profiter équitablement aux minoritaires et aux «sans voix» sur le numérique ?
* L’Opprimé.Quel que soit le registre de l’oppression, registre des libertés publiques et individuelles (dont la liberté de l’expression), registre des droits fondamentaux, registre des droits sociaux, économiques, culturels, l’opprimé dispose désormais de l’espace numérique pour porter sa voix, ses revendications, son opposition/dénonciation, sa révolte… Le peut-il partout ? Sur tous ces registres ? Comment le pourrait-il à l’avenir via un exercice sécurisé et garanti (par la loi forcément) de cette liberté d’expression ?… «Opprimés de tous les pays, connectez-vous, numérisez-vous» serait le slogan mobilisateur par ces nouveaux temps de la liberté d’expression. De fait, ce slogan a déjà mobilisé dans plusieurs pays et a eu, dans certains, des conséquences fort tangibles, moyennant de nouvelles inégalités et/ou dérapages, il faut le reconnaitre,à l’occasion de mouvements de masse au Maghreb et au Machrek, en Afrique, en Amérique Latine, en Europe de l’Est…
* Le Politique. Cet acteur, in fine, c’est à lui, en premier, detravailler/résoudre cette équation à douze inconnues. Il en est « l’exécutant testamentaire » au profit de la liberté d’expression et du citoyen qui est le « légataire universel » de cette dernière à l’ère numérique!
Jamal Eddine NAJI
(Président du Réseau Orbicom des Chaires Unesco en communications)