Michael Peyron*
En tant qu’arumi féru de poésie berbère, j’ai eu grand plaisir à avoir entre les mains le manuscrit «Les inoubliables : les maîtres du chant amazigh.(2016) d’Abdelmalek Hamzaoui1.
Ce recueil traite des poètes amazighes d’une région du Maroc central longtemps connue sous le nom de Fazaz – équivalent en gros à la partie occidentale du Moyen-Atlas. Il s’agit là d’un champ poético-musical devenu un parent pauvre comparé à d’autres formes marocaines (musique andalouse, melhoun, Gnaoua, Hamdacha, ‘Aissaoua, etc.), qui tiennent peut-être un peu trop facilement la vedette. Délaissée, la production du Fazaz méritait, à n’en point douter, de sortir ainsi de l’anonymat relatif où une partie de l’opinion publique l’avait rejetée.
En tout cas, pour celui qui entend tout savoir sur les hommes et les femmes – humbles serviteurs de l’amazighité (timuzgha) – qui ont animé cette scène musicale moyen-atlasienne pendant les cinq dernières décennies, ce livre tombe à point nommé. C’est aussi le résultat d’un travail de fourmi de la part d’un fils du pays: Abdelmalek Hamzaoui. De plus, l’ouvrage est bien documenté et agréable à lire.
En effet, l’auteur fait le point sur les différents musiciens, trouvères (incadden) et troubadours (imdyazn) –fervents et obscurs magiciens du lutar et de l’allun, largement ignorés du grand public marocain – qui ont contribué à la renommée du Fazaz depuis les années 1960. Environ quarante artistes y font l’objet d’une description détaillée. Chaque rubrique comprend une biographie succincte retraçant les origines et aspirations, ainsi que le parcours de l’artiste ; les titres de ses principales chansons (voire des extraits entiers); des facsimiles de documents d’identité ; des clichés en noir et blanc surtout, où l’auteur lui-même est souvent photographié en compagnie de tel ou tel protagoniste.
Car il convient de préciser que, pendant des semaines et des mois ce chercheur infatigable, lui-même basé à El Hajeb, a parcouru le pays amazigh à la rencontre de ces artistes méconnus ; a tenu à s’entretenir avec chacun d’entre eux. Tout cela par souci d’authenticité et de vérité. La problématique de l’ouvrage s’articule autour de trois centres : AïnLeuh tout d’abord, coquette agglomération nichée à l’orée nord-ouest de la cédraie du Moyen-Atlas et pôle musical de l’ahidus, danse emblématique des Imazighen.
Azrou également avec son nœud routier; Khénifra enfin, capitale provinciale. Trois centres au pouvoir attractif, où se situe l’essentiel du public amazigh friand de ce genre de divertissement culturel, et vers lesquels ont essaimé beaucoup de ces musiciens errants, qu’ils soient azufri, berger, colporteur, maçon, marchand, ou marabout. Dont une proportion appréciable originaire de divers centres du Haut Atlas oriental, tels Boumia, Tounfit, Imilchil, Zawiya Sidi Hamza, etc. Ou venant de la région sœur du Sud-Est marocain : Tinghir, Asif Ghriss, Tadighoust, et Imteghren. Recréant par-là même la longue remontée dynamique de jadis des pastoraux Imazighen, depuis les marches sahariennes du Tafilalt jusqu’aux plaines du Gharb. Tous liés par une langue et une culture commune, dont ils peuvent être fiers à juste titre.
Aïn Leuh, jalon intermédiaire sur ce long parcours, est inévitablement associé avec le maître-poète du Fazaz, l’immortel Hammou ou Lyazid, décédé en 1973. Un chapitre important lui est consacré dans (son précédent) le présent recueil. Homme d’un charisme certain, à la fois doué et modeste, Ouâassim Hammou ou Lyazid, pour décliner sa véritable identité, a su établir les limites de son art, en faire une référence par rapport à laquelle d’autres praticiens pouvait se mesurer.
C’est pourquoi, selon bien des observateurs, il passe pour avoir été le bu whidus par excellence de cette musique tellement caractéristique du Moyen-Atlas. Pour ne pas dire «le père spirituel de la chanson amazighe». D’autres musiciens de la région – dont le non moins célèbre Mohamed Rouicha – peuvent, du reste, se vanter d’avoir fait leurs premières «armes» en sa compagnie.
Voici un échantillonnage assez représentatif des poètes et chikhates de renom que le lecteur va rencontrer dans les pages du livre d’Abdelmalek Hamzaoui. Parmi des figures emblématiques trône le dénommé Moha ou Lhoussein Achiban (‘Maestro’), récemment décédé, ancien résistant et chef de groupe remarquable des environs d’Elqbab. Ce petit homme à la barbiche blanche, génial lutin bondissant tout de noir vêtu,a redynamisé la scène musicale du Moyen-Atlas avec ses vingt tambourinaires et chikhates, ainsi que par cette chorégraphie inspirée qu’était la sienne.
Qu’il a exportée à travers tout le Maroc, sans parler de ses nombreuses représentations à l’étranger.Il est permis d’affirmer, sans exagération, que son décès récent constitue une perte irréparable pour la musique amazighe toute entière.
Non moins méritants, les deux célèbres spécialistes du lutar, Mohamed Rouicha et Mohammed Meghni, tous deux de Khenifra, dont plusieurs enregistrements sont en ma possession. Inutile de présenter le premier (llah irhemmu !). Marchant dans les traces de Hammou ou Lyazid, avec sa célèbre moustache et sa «bouille» sympathique, Rouicha était devenu de son vivant un véritable icône marocain. Maniant aussi bien le Tamazight que la dariža, il a su suffisamment se faire apprécier d’un très vaste auditoire national pour devenir, selon les avis, le «roi de la chanson berbère», ou «le rossignol de l’Atlas»!
Quant à Mohammed Meghni, c’est un puriste. Inconditionnel du lutar, il exécuta, du reste, avec son collègue Rouicha, un duo avec l’instrument à cordes en question, au terme duquel le dernier reconnut sportivement la suprématie de Meghni. Cultivant patiemment son art, Meghni a depuis acquis une réputation de sérieux; il performera, du reste, un duo de qualité avec Hadda ou Aqqi.
Ayant souffert de problèmes de santé, mais guéri grâce à l’intervention de l’IRCAM, nous sommes contents de le compter toujours parmi nous. Je tiens à préciser, en outre, que ce grand monsieur de la chanson amazighe m’avait fait l’honneur, en son temps, d’assister à Rabat à la signature d’un de mes livres sur la poésie orale du Maroc central.
Lahcen Wâachouch [llah irhemmu !], natif des Ayt Hadiddou, est descendu lui aussi des âpres sommets du Haut Atlas oriental chercher fortune du côté de l’azaghar du Tadla. Devenu musicien célèbre, il s’est éventuellement fixé à Tighessaline. Ayant eu le privilège de le rencontrer à l’agdud de Sidi Hmad Lmeghni à l’époque de son apogée, j’ai, pour ma part, collectionné un certain nombre de ses enregistrements à la fin des années 1980.
Accordons encore une mention à quelques ténors de la musique amazighe. Parmi ceux-ci, Elbaz Bennasr,qui naquit àTounfit en 1943. Il fait partie de la cohorte non négligeable d’incadden de la haute Moulouya qui, à l’instar de Hsseine Boumia et deMoha n-Itzer, acquirent une certaine renommée locale dans les années 1970-90. Également Hassan Bouykifi (dit «le Général»), musicien exemplaire d’Aïn Leuh, modèle de modestie qui n’a jamais bénéficié de sa carte d’artiste (2015), alors qu’il la méritait bien ! Enfin, last but not least, le génial Bennasr ou Khouya, bu lkamanja originaire de Zaouit ech-Cheikh, artiste accompli ayant contribué grandement à lancer Hadda ou Aqqi du temps de sa jeunesse.
Justement, istma d aytma, n’oublions pas la contribution non moins grande de la gente féminine ! On se doit, à ce propos, de mentionner une première grande diva du Moyen-Atlas, Yamna Nâaziz Tafarssit, née en 1930 dans le pays des Izayyan. Elle était connue pour sa façon d’exécuter la tamawayt, forme la plus typique de la poésie du Fazaz. Ce «chant du marcheur» qui ressemble au long cri envoûtant de tawuct.
Il m’est difficile de parler sans parti pris de Hadda ou Aqqi, la deuxième grande diva du Moyen-Atlas, car c’est ma chanteuse amazighe préférée ; ceci dit sans ambages. Originaire de Zaouit Aït Ishaq, cette autre spécialiste de la tamawayt fut obligée de cultiver son art en premier lieu à l’insu de ses parents. Par contre, une fois «mise sur orbite» en compagnie de Bennasr ou Khouya, elle dut sacrifier au conventionnel en interprétant un certain nombre de ses chansons en darija, surtout pendant les années 1980.
Elle qui n’avait connu jusqu’alors que sa langue amazighe natale ! Ce fut d’ailleurs une obligation que d’apprendre l’arabe dialectal marocain pour bien d’autres chikhates monolingues en Tamazight, ceci avant d’atteindre le statut tant prisé de tanazurt. Par la suite, vers le début des années 1990, devenue vedette à part entière, Hadda fit équipe avec Ezzaoui Mohammed avant de parvenir rapidement au firmament des chanteuses du Fazaz. Admirablement servie par sa voix chaude, modulée.
Sa jeune contemporaine, la très douée tazayyit Chrifa Kersit, née en 1967 à Tazrout Moukhbou, figura un certain temps dans la troupe de Rouicha. Notamment vers 1987 lors d’un concert à Khemisset, resté depuis dans les annales, où elle contribua à une interprétation bien enlevée de «awaxur-ac a wa, ad i-tebdud d ayt uxam-inw aha tzrid-i ! 1» Puis, à force de maturité, elle a gagné en assurance, se taillant petit à petit une réputation de star, surtout à l’issue de tournées en Europe.
Parmi les anciennes, enfin, il convient également de signaler Fatima Ouahrouch (Fadma Oult-Hediddou de son vrai nom), née en 1950 à Anfergal, chez les Aït Chrad Ighsan du Haut Ziz, qui, tout en gardant ses moutons, mémorisait les chants de son pays (elle aussi en cachette de ses parents). Ayant rallié ensuite la bordure nord-ouest du Moyen-Atlas, grandement aidée par son cousin Zayd Ou-Hediddou, elle finira par devenir tambourinaire hors pair et tanazurt connue, avant de prendre sa retraite à Aïn Leuh.
Un point important à signaler. Certains de ces artistes n’ont jamais valablement bénéficié d’une notoriété pourtant chèrement acquise sur la scène locale, contrairement à ceux suffisamment chanceux pour avoir accédé au rang de vedette connue du système médiatique marocain. Et ce en dépit des efforts louables de l’IRCAM, qui est souvent venu en aide à certains de ces artistes nécessiteux. D’autres encore, humbles virtuoses de l’allun, hommes modestes, n’ont pas vraiment brigué les honneurs, s’éteignant parfois dans un dénuement relatif. Comme dira Abdelmalek Hamzaoui de l’un d’entre eux : «Il n’a jamais couru après l’argent ni une grande renommée».
Mais, mettons là un terme à ce discours et, faisant fi de conclusions négatives, contentons-nous de ce qui a été réalisé et qui demeurera éternellement. Saluons aussi l’heureuse parution d’un ouvrage qui fera date. Qui fera la lumière entière sur la vie, la carrière, le répertoire d’une foule de bardes berbères du Fazaz. Surtout ceux ayant connu – pour une foule de raisons – un essor sans pareil à partir des années 1970, phénomène facilité en grande partie par les combinés transistors-lecteurs de cassettes et les CD. L’Internet et les vidéos reprises sur youtube ayant par la suite assuré la relève, afin de mieux diffuser cette forme d’art.
En tout cas, Abdelmalek Hamzaoui est à féliciter pour ce travail. Et, soyez en certains, nous sommes là en présence d’une pièce majeure de l’héritage commun de tous les Marocains.
*professeur d’Histoire et de Culture amazighe