Au 19e siècle, beaucoup d’écrivains français ont écrit sur le Maghreb, encore terre soumise à l’impérialisme de l’Hexagone. Leurs écrits, visiblement le fruit des voyages intermittents, font du Maghreb, de sa culture, de ses traditions, de ses rites, de ses paysages, de ses habitants, de son ciel et ses couleurs une image souvent empreinte d’un exotisme étriqué, réduite à des poncifs ressassés jusqu’à la nausée.
Le regard que ces écrivains coloniaux portent sur la réalité maghrébine, si complexe et si riche qu’elle soit, doit beaucoup plus à la nomenclature d’étrangeté et de dépaysement qu’à l’étude approfondie et sérieuse de cette réalité-là. Il s’agit, sans conteste, d’une vision qui se refuse à pénétrer l’épaisseur des choses et des hommes, à en percer à jour leurs arcanes, à en révéler à plus forte raison leurs vraies significations.
Maupassant par exemple, lors de son périple en Algérie, formule des jugements expéditifs, hâtivement conçus, non seulement sur l’Algérie, mais sur le monde arabe en entier. À partir des préjugés qu’il a colportés avec lui dans ses bagages, il a écrit en 1884 le récit de son voyage au Maghreb intitulé Au soleil. Il y range, sans distinction aucune, tous les Algériens sous les étiquettes d’«Arabe» et de «barbare». Dans cette œuvre, il les décrit comme « un peuple ingouvernable, bon à tuer ou à rejeter dans le désert » et les considère comme des «cerveaux bornés et obstinés» qui «redeviennent tout à coup, dès que le Ramadan commence, sauvagement fanatiques et stupidement fervents». Du coup, sous la plume de l’écrivain français, tous les vices sociaux, éthiques et politiques se collent à la peau et à l’âme de l’homme arabe. Ils en disent long sur sa sauvagerie, son idiotie, son fanatisme, sa bigoterie.
A dire vrai, lors de son voyage en Algérie, Maupassant semble guidé et surdéterminé par l’atmosphère étrange et l’ambiance proprement orientale qu’il a déjà lues dans les Milles et une Nuits. «On fait un voyage en ce pays que nous a conté la sultane Schéhérazade», écrit-il dans le même récit. L’Algérie, dans cette perspective, est davantage une terre de rêves qu’une réalité géographique et démographique.
Elle s’avère être une imagerie plutôt qu’une topographie concrète. Une fois en Algérie, Maupassant se met illico à la recherche des femmes voilées, du harem, des maisons closes, des saveurs exotiques, du soleil, du désert, des palmiers, des dromadaires, des chevaliers enturbannés, des esclaves, des bains maures, etc. Toute l’Algérie, avec sa richesse naturelle, sa pluralité culturelle, sa diversité humaine se trouve dès lors réduite à une seule région : Le Sud. C’est-à-dire «les terres inexplorées et puis les nègres, tout un nouveau monde, quelque chose comme le commencement d’un univers».
Maupassant, à coup sûr, imite bon gré mal gré la posture des explorateurs qui les premiers découvrent des mondes encore vierges, déchiffrent leurs mystères, en détiennent les clefs, les nomment, en décrivent la faune, la flore et l’humain, les soumettent à leur pouvoir capricieux, les dominent en quelque sorte. Déjà, se filigrane la correspondance et la continuité entre le Robinson Crusoé de Daniel Defoe et le Maupassant des voyages.
En fait, entre ce que Maupassant a emmagasiné comme «cartes postales» et la réalité algérienne, il y a une totale rupture. Un écran, fait de couleurs chatoyantes, semble lui cacher la misère des habitants, lui occulter l’injustice des colons, lui dissimuler les affres du colonialisme. De surcroît, cette réalité atroce où vivent injustement les Algériens, au lieu de le scandaliser, de susciter en lui une forme de «conscience malheureuse», l’accule plutôt à l’incurie, au silence. Aucune indignation ne sort de sa bouche quant au fonctionnement infernal de la machine impérialiste. Pire encore. C’est de cette horrible réalité que Maupassant se délecte à plaisir et tire des «preuves» pour décliner par-ci par-là des jugements non moins erronés sur ce qu’il voit, touche, hume et écoute. Si bien qu’il continue tout au long de son récit de taxer les Arabes de tous les défauts de l’humanité. «Qui dit Arabe dit voleur sans exception », écrit-il sans ambages dans Au soleil. Ce à quoi nous avons affaire, c’est une sentence assassine, un regard meurtrier qui rangent tout un peuple qu’il ignore totalement sous le signe de la chaparderie. De même, d’une seule traite, il donne de la femme arabe un portrait immuable, la figeant dans une image exotisante et pittoresque, et par-dessus tout, profondément péjorative. Maupassant écrit : «La femme arabe, en général, est petite, blanche comme du lait, avec une physionomie de jeune mouton. Elle n’a de pudeur que pour son visage».
Dans cette longue assertion, le point de vue de l’écrivain français est érigé en vérité générale, en idée gnomique, en règle applicable à tous les hommes et toutes les femmes arabes. L’emploi du présent et les deux expressions «sans exception» et «en général» transforment le discours de Maupassant, combien erroné et faux, en une parole exemplaire que personne d’autre ne peut ni récuser ni remettre en question. Le regard que Maupassant porte sur les Arabes dans plusieurs passages de son œuvre vise au fond à les définir en définitive, à les fixer dans une image dont ils ne peuvent nullement se dépêtrer.
Sans doute, Maupassant est-il mû par des considérations à bien des égards idéologiques. Ses opinions sur l’Algérie et le Maghreb sont dictées et édictées par les grandes idées apologétiques que les impérialistes se forgent à dessein autour de leur action expansionniste. A cette époque, il était courant d’entendre dire que l’occupation française se trace pour prime finalité de civiliser les «aborigènes», d’apprendre aux «sauvages» les jeux de la démocratie, les moderniser, les initier aux secrets de l’humanisme. En ce sens, l’écrivain français est le héraut d’un mensonge à qui il croit aveuglément. «Il est certain que la terre, entre les mains de ces hommes (les colons), donnera ce qu’elle n’aurait jamais donné entre les mains des Arabes; il est certain aussi que la population disparaîtra peu à peu; il est indubitable que cette disparition sera fort utile à l’Algérie» écrit-il sur un ton affirmatif et péremptoire. D’emblée, se dessine à travers cette longue phrase deux portraits antinomiques. D’une part le colonisateur qui travaille, qui métamorphose la terre, qui la rend vivante, productive et source de richesse. D’une autre part les Arabes, une peuplade passive, sauvage, fainéante dont la disparition n’est pas à lire comme une catastrophe, mais comme un salut pour l’Algérie, une aubaine sans égal pour le Maghreb. L’arrivée de l’un nécessite, dans cette optique, la disparition de l’autre.
Dans le récit de Maupassant, c’est l’impérialisme qui triomphe ; ce sont ses machineries qui l’emportent sur le monde arabe, primitif, non civilisé, dépassé par l’évolution technique. A travers les différentes phrases tirées d’Au soleil, il en ressort que Maupassant monte de toutes pièces un appareil discursif et une phraséologie qui se veulent non moins persuasifs. Tous deux sont teintés d’un racisme latent qui leurre et trompe. Discours et phrases mensongers capables comme dit Antoine Raybaud d’«affirmer simultanément le devoir d’arracher les peuples archaïques à leur archaïsme (…), de prôner la colonisation comme mission de la métropole au service des peuples les plus démunis».
Au soleil est un récit de voyage qui fait montre d’un écrivain adepte de l’idéologie colonialiste. Il voit l’Algérie, le Maghreb, et partant le monde arabe, à travers un prisme totalement réducteur, déformant et fantasmagorique. Il y porte un regard égocentriste, biaisé par le panégyrique du colonialisme. Pour lui, toute civilisation non occidentale est par définition primitive et barbare. Maupassant, de ce point de vue, semble imprégné jusqu’aux moelles par l’idéologie colonialiste. Il en est, à sa manière, le porte-parole.
Au soleil témoigne de toute une panoplie de clichés et poncifs qui font de lui un «état kaléidoscopique d’un touriste et du médiocre spectateur». (Victor Segalen) Il croit à tort avoir donné de ce monde étranger une idée originale et inédite, juste et objective, mais en réalité il n’a fait que répéter ce que d’autres auteurs occidentaux avant lui y avaient déjà écrit dans leurs textes de voyage. Il n’a de cesse de répéter les mêmes images, réitérer les mêmes représentations qu’il «avait déjà dans ses bagages au moment de son départ». (Paul Hazard) Avec ce récit, on a affaire à un autre Maupassant. Un Maupassant qui donne libre cours à ses fantaisies et fantasmes. Un Occidental qui ignore tout sur l’Autre et pourtant le juge à dessein, le daube, le méprise.
Berrezzouk Mohammed