«Il n’existe pas de souveraineté numérique absolue»

Othmane Krari, Directeur associé à CMAIS

Face à la montée en force des valeurs internet en début de l’an 2000, les États sont de plus en plus défiés par certaines firmes multinationales opérant dans le secteur technologique. Ce rapport de force s’est accentué avec l’avènement de la crise sanitaire qui a affermi la dépendance inévitable aux applications numériques et aux systèmes d’exploitation informatiques, plaçant la question de souveraineté numérique des Etats au cœur des débats.

Dans un entretien accordé à la MAP, Othmane Krari, Directeur Associé à la Compagnie méditerranéenne d’analyse et d’intelligence stratégique (CMAIS), met en relief l’importance de la souveraineté numérique dans le paysage technologique, tout en explicitant ses enjeux pour les Etats dont le Maroc, à la lumière du Covid-19.

Quelle est l’importance de la notion de souveraineté numérique?

La notion de souveraineté numérique pourrait, de prime abord, sembler antinomique. Elle juxtapose le concept de souveraineté, qui veut qu’un Etat ne soit obligé ou déterminé que par sa volonté propre, à celui du numérique qui a trait à un monde ouvert interdépendant et interconnecté. Toutefois, la réalité des pratiques du numérique permet de dépasser cette contradiction conceptuelle et d’identifier les déterminants à la nécessité de disposer d’outils et de moyens technologiques souverains.

Face à la hausse du poids du numérique dans des secteurs régaliens (sécurité, finance, infrastructures critiques…), les Etats se sont trouvés dans l’obligation d’augmenter leur capacité à agir dans le cyberespace, de le réguler et de peser sur l’économie du numérique. Le numérique représente un véritable défi pour les secteurs souverains en ce qu’il est parvenu à se défaire, dans certaines applications, de la tutelle et du contrôle de l’Etat.

La cryptomonnaie est un exemple saisissant de cette situation puisque des acteurs du numérique sont parvenus à se substituer à l’Etat dans l’une de ses fonctions éminemment souveraines, la capacité à émettre de la monnaie. Ainsi pour cette application, et plusieurs autres, l’État est obligé d’intervenir pour contrôler et agir dans l’espace numérique.

Quels sont les enjeux de la souveraineté numérique à l’échelle internationale?

Ces enjeux existent tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale. Au niveau des Etats, même les grandes puissances technologiques, sont dépassés par les acteurs privés du numérique dans certains domaines. Dans le cadre d’enquêtes antiterroristes, les Etats-Unis devaient s’en remettre au géant Apple pour débloquer les téléphones de certains suspects. Cette anecdote illustre le fait qu’une entreprise technologique américaine est en capacité de challenger l’Etat sur une activité souveraine.

A l’échelle internationale les enjeux de la souveraineté numérique sont multiples. Nous pouvons citer la détention de la data qui est aujourd’hui un enjeu central pour les Etats. L’émergence du Cloud fait que les services des grands acteurs internationaux (Amazon,Google, Microsoft en particulier) sont plébiscités par les utilisateurs du fait de leurs performances. Ainsi, même des puissances technologiques telles que la France et l’Allemagne qui se sont associées pour développer un cloud souverain n’ont pas pu rivaliser avec l’offre fournie par les grands acteurs américains.

L’avantage technologique américain n’est toutefois pas absolu comme l’illustre la domination d’acteurs chinois sur la technologie 5G. La question de la sécurité des infrastructures est également centrale. L’ensemble des administrations ne pouvant faire l’impasse du numérique, il devient essentiel de protéger leur patrimoine informationnel d’éventuelles attaques extérieures.

Durant le confinement, nous avons assisté à une hausse des cyberattaques à l’encontre d’établissements sanitaires, structures incontournables dans la lutte contre la pandémie. Enfin, l’extraterritorialité de la justice américaine a permis de cerner de nouveaux enjeux de souveraineté numérique. Ainsi, devant l’interdiction pour les constructeurs chinois d’utiliser des OS américains (IOS et Androïde), les opérateurs chinois ont été dans l’obligation de développer des systèmes d’exploitation propres pour téléphone mobile qui leur permettraient de s’affranchir de la dépendance aux OS américains.

Comment la souveraineté numérique peut constituer une réponse à la crise actuelle?

La crise du Covid-19 a démontré la nécessité pour les Etats de disposer de capacités productives nationales dans tous les secteurs. Si cette vérité s’applique moins au secteur numérique qu’aux secteurs industriels, pharmaceutiques et agricoles qui ont permis de faire face aux conséquences de l’épidémie, il n’en demeure pas moins qu’il est également concerné par cette donne.

Le secteur technologique a été l’un des plus performants en cette période de pandémie ayant été indispensable dans la gestion des opérations de maintenance à distance, dans la mise en place du télétravail ou encore dans la communication. Les Etats disposant d’un secteur technologique performant ont ainsi pu compter sur ce dernier pour mitiger, partiellement, les effets de la crise au niveau économique.

L’application de communication Zoom, basée à Singapour et massivement utilisée en période de pandémie, a vu son cours boursier augmenter de 460% depuis janvier conduisant ainsi à ce que l’entreprise dépasse le géant IBM en termes de capitalisation boursière. Ainsi, en créant les conditions nécessaires à l’émergence d’acteurs technologiques nationaux performants, Singapour a pu placer sur l’échiquier technologique international un acteur aujourd’hui intégré dans les dispositifs de collaboration partout dans le monde.

Adapter le concept de souveraineté numérique aux politiques économiques permet ainsi de créer des acteurs locaux performants capables de renforcer la capacité de projection à l’international.

Comment les Etats, notamment le Maroc peuvent-ils l’instaurer?

Il n’existe pas de souveraineté numérique absolue. Il s’agit d’un idéal que l’on peut tenter d’approcher en mettant en place plusieurs conditions essentielles. Des initiatives visant à offrir un cloud souverain au Maroc existent mais il faudrait néanmoins aller plus loin pour permettre de structurer une notion de souveraineté numérique au Maroc.

L’Etat pourrait, en s’inscrivant dans une démarche d’intelligence économique et stratégique, lister les domaines technologiques prioritaires sur lesquels il souhaite disposer d’outils souverains dans l’objectif de soutenir financièrement les entreprises technologiques nationales. Il est également indispensable d’améliorer l’accès au capital des entreprises technologiques marocaines qui éprouvent des difficultés à lever des fonds pour développer leur activité. Aussi, il est urgent aujourd’hui de prioriser les champs d’intervention dans le domaine de la Recherche et développement marocain.

Il faut que l’Etat, les entreprises et le milieu académique puissent coordonner leurs efforts en vue de diriger la recherche vers les technologies qui permettront au Maroc de renforcer sa souveraineté numérique et d’exporter son expertise à l’international. Le Maroc doit également se doter d’une véritable doctrine nationale de cyberdéfense afin de pouvoir insuffler une dynamique locale de réflexion autour de cette question.

Le développement numérique enclenché conduira inéluctablement les institutions à s’exposer à des risques de cyberattaques. La mise en place d’un cadre local permettrait de protéger les acteurs et citoyens marocains d’une trop forte dépendance aux grands acteurs internationaux du numérique. L’objectif étant à terme de pouvoir limiter cette dépendance aux technologies étrangères et à ceux qui les contrôlent.

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