Le Regard d’Orphée
Mohammed El Maazouz
Le Regard d’Orphée est un livre qui regroupe un ensemble d’entretiens menés par la psychanalyste Houria Abdelouahed avec le poète Ali Ahmed Saïd. En fait, ce qui nous est donné à lire est plus qu’un entretien de type question/ réponse auquel nous a habitué une certaine presse quotidienne.
Il se dégage de l’échange entre les deux auteurs une véritable lecture analytique portée par une réflexion d’inspiration épistémologique mettant en exergue, d’un côté, les idées du poète, et, de l’autre, son parcours littéraire et intellectuel sous ses différentes facettes. A l’aide de questions soigneusement sélectionnées et approfondies, nous rapprochant et nous éloignant subtilement de la personnalité du poète, Houria Abdelouahed nous fait progressivement comprendre la singularité de la pensée du poète moderniste et sa vision révolutionnaire relative à la religion, la politique, l’écriture poétique, la civilisation arabe …
L’examen de ce livre/entretien permet de l’aborder à travers deux volets principaux qui ont marqué son écriture comme poète et penseur : la question de l’identité et la question de la rupture épistémologique. Mais sans doute est-il nécessaire, avant d’aller plus avant dans ce sens, de rafraichir la mémoire sur un certain pan éclairant du passé d’Adonis. C’est ce à quoi nous invite à juste titre Houria Abdelouahed en focalisant notre attention sur Ali Ahmed Saïd l’enfant, né dans une famille modeste vivant de modestes travaux d’agriculture dans le village de Qasabin près de la ville de Lattaquié à l’ouest de la Syrie en 1930. C’est là qu’il a commencé son apprentissage à l’âge de cinq ans en intégrant une école coranique sur une initiative de son père, qui a veillé sur son éducation religieuse et littéraire, et qui lui a fait découvrir la poésie arabe classique. Dans le parcours de tout intellectuel ces premières années d’enfance sont à coup sûr formatrices tant au niveau de l’imaginaire qu’au niveau de la personnalité.
On comprend pourquoi Houria Abdelouahed a tenu à évoquer sa naissance en janvier 1930, ses années de première scolarité, sa vie à Damas et au Liban, avant de mettre en évidence ses liens avec de grands poètes français comme André du Bouchet, Alain Bosquet, Jacques Prévert ou encore Henri Michaux. Dans la foulée, elle retrace aussi son parcours littéraire depuis la création de la revue Shi’r (poésie), qui lui permit d’affirmer son génie littéraire, ses contributions à la modernisation de la poésie arabe, son appropriation des idées présocratiques et nietzschéennes.
*: Le regard d’Orphée, Ed fayard, 2009, p :14
Il est clair qu’Adonis n’a pas eu une enfance ordinaire, il a commencé à travailler dans les champs dès son plus jeune âge : « mes principales » étaient produites par le travail dans les champs. J’ignore cette enfance dont on parle dans les livres ou que vivent certains enfants » *.
Cette expérience vécue dans l’endurance a tellement pétri et affecté Adonis au plan émotionnel qu’il n’a pu assister aux funérailles de son père. Mais le fait d’avoir très tôt pris conscience des difficultés de sa famille, il s’est nourri d’une irrésistible ambition d’exceller dans ses études. Tout son rêve était de pouvoir s’inscrire dans une école moderne pour quitter son village et s’envoler vers d’autres horions.
Ainsi l’année 1944 a-t-elle constitué un tournant important dans le parcours d’Adonis. Une visite dans la région de son village de Shukri al-Quwatli, Président de la République de Syrie à l’époque, lui offrit l’occasion, alors qu’il a juste 14 ans, de lire devant lui un poème de sa composition. Ce fut un succès et son vœu de quitter le village natal fut exaucé puisqu’il il obtint une bourse lui permettant d’intégrer l’école laïque française de Tartous. Là il échangea sa tunique paysanne pour un vêtement citadin, et commença à déchiffrer la littérature française en commençant par Les Fleurs du mal de Baudelaire, mot à mot, à l’aide d’un dictionnaire bilingue.
En déménageant pour poursuivre ses études et réaliser son rêve, Adonis n’a pas tardé à oublier tout ce qui le liait à son village natal, à son père et au village de sa mère. Parfaitement intégré au nouveau lieu, il dira : « j’ai tout oublié de ma vie passée au village, je suis une partie du nouveau lieu ». Se retrouvant seul avec lui-même, il décide pour ainsi dire de s’éloigner irrémédiablement du monde dans lequel il vivait.
Après la fermeture de cette école un an plus tard (c’était le dernier lycée français en Syrie à l’époque), il déménagea vers d’autres écoles nationales avant d’obtenir son baccalauréat en 1949. Et c’est pendant aussi cette année qu’il prend pour pseudonyme Adonis : dieu d’origine phénicienne symbolisant le renouveau cyclique. Sans doute voulait-il par-là continuer son parcours de changement, et de rupture avec son passé.
En se délestant de son nom Ali pour Adonis, il s’est en effet créé une identité propre subsumant l’Orient et l’Occident dans leur opposition l’un contre l’autre. Adonis dit :
« J’imagine qu’en moi, je suis moi-même, et un ennemi pour moi, comme si j’étais divisé en deux. Le côté ennemi parle avec le côté ami. Ils négocient. L’ennemi n’est pas seulement extérieur, et peut-être l’ennemi extérieur est le plus faible, il ne l’intéresse pas non plus. Ce qui provoque la Compassion, c’est l’ennemi en nous, nous-mêmes. Quant à moi, je dis à mes ennemis, ne me quittez pas. Vous êtes mes amis aussi. Et ils sont nombreux à s’immiscer entre moi et moi » *
En 1950, Adonis rejoint l’Université de Damas pour étudier le droit et la philosophie, et en 1954 il obtient sa licence en philosophie. La même année a été aussi marquée, sur le plan politique, par sa décision de rejoindre le Parti national-socialiste, qu’il fréquentait en tant que membre actif.
Avant de rencontrer Antoine Saad, penseur et homme politique libanais, Adonis était impressionné par ses idées, qui prônaient la séparation de la religion et de l’État, considérant que la religion est une question individuelle et que la société doit être laïque. Emprisonné en 1955 pour subversion politique, Adonis fuit le pays en 1956 pour le Liban, et choisit Beyrouth comme lieu de sa deuxième naissance poétique où il fonde la revue « Shi’r » (« Poésie ») ayant pour projet d’inventer une autre langue poétique.
Il obtient la nationalité libanaise, mais doit fuir à nouveau pour se réfugier en France où il fait un premier séjour à Paris en 1960-1961, lui ayant permis de rencontrer Henri Michaux, Jacques Prévert, Pierre Jean Jouve, Alain Bosquet… Ce fut pour lui un choc et une seconde naissance poétique. C’est à cette époque-là qu’il écrit la plus grande partie de ses fameux Chants de Mihyar le Damascène (Poésie/Gallimard, 2002). Il reviendra en France un quart de siècle plus tard, mais cette fois pour s’y établir. Il y traduira de nombreux poètes, dont Baudelaire, en arabe, ainsi que des poètes arabes en français.
Ainsi il continuera son voyage à la recherche d’une identité nouvelle car l’identité chez Adonis est de l’ordre de l’invention : « L’identité est un devenir, ou elle n’est qu’une prison » * écrit-il. Il est clair, alors, que l’homme dont la vie est un projet se trouve projeté vers l’avenir pour se réaliser librement en choisissant son sort.
Adonis : Te voilà, temps ! Dar al-Adab, Beyrouth 1993. P. 84
Adonis ne cessera depuis de défendre l’idée d’une nouvelle conception de l’identité perçue comme déplacement, mutation et mouvance dans le temps. La conception de l’identité figée dans une origine n’est à ses yeux que ruse et instrumentation idéologique du pouvoir politique et religieux qui sert à légitimer l’oppression et à combattre toute tentative réelle de changement.
Adonis approfondira son projet grâce à un travail infatigable de rénovation aux plans de la réflexion critique et de la poésie. Il fonde la revue Mawâqif (Positions). S’installe à Paris en 1985 et commence la rédaction d’Al-Kitâb (1). Une œuvre monumentale retraçant l’épopée arabe depuis la mort du prophète Mohammed jusqu’à la moitié du Xe siècle.
Dans le même temps, Adonis rompt d’avec le système platonicien, dénonce sans ambages la confusion de la religion et du politique dans le monde musulman, laquelle génère selon lui une situation d’immobilisation complète des forces vives sociales.
Sa critique porte plus loin : elle rejette l’idée même du monothéisme. Fasciné par Nietzsche et une spiritualité mystique réfractaire à la morale théologique, il ne cesse de dire face à ses détracteurs que le monothéisme est un frein implacable : il empêche toute possibilité d’innovation et toute velléité de changement. Rien de moins.
Ainsi Adonis a pu se forger et développer un style propre à lui mettant en avant révolte, critique, rupture tant avec l’identité qu’avec tout ce qui représente la soumission et la stagnation. Il ne s’agit cependant pas chez lui d’un refus négatif, mais de l’expression d’une volonté forte d’adhérer à de nouvelles idées révolutionnaires incitant à créer, à penser, à méditer un nouveau langage en poésie mêlant philosophie et pensée, liberté et créativité.
Aussi ne cesse-t-il de répéter par tous les tours du langage : je suis en rupture avec le courant dominant, en rupture avec l’institution politique et sociale dominante, en rupture avec la culture dominante parce que la culture dominante est le produit de l’institution dominante. Adonis s’affirme ainsi, au fil de son œuvre unique et plurielle, en tant que dissident irréductible et indestructible. Certes, la culture arabe n’est pas un assemblage de mosaïques fragmentées. Elle est composite et traversée par de multiples contradictions internes dont l’idéologie dominante cherche à profiter pour assoir son pouvoir. Or c’est ce que conteste Adonis en prenant le parti des couches sociales marginalisées, lesquelles constituent selon lui les véritables leviers de l’innovation culturelle arabe à travers l’histoire.
Sous l’influence de Baudelaire, Rimbaud, de Novalis et les surréalistes français, la poésie représente pour Adonis un élan libérateur visant à tout repenser, à faire de l’écriture un moyen de changement et d’innovation. *
Adonis estime par ailleurs que la modernité arabe doit beaucoup à l’avènement du cogito philosophique qui a annoncé, d’une manière singulière, l’affirmation du sujet pensant (l’homme) comme fondement suprême et garant de la vérité.
C’est cette définition de la modernité qui a posé problème aux intellectuels arabes encore hésitants quant à la radicalité de son fondement philosophique.
Mais pour Adonis, qui est nietzschéen, cette révolution était nécessaire et décisive dans la conception de la modernité comprise comme rupture avec le passé dominé par le logos religieux.
Le projet d’Adonis présente la caractéristique d’être une examen critique radical des fondements de la société arabe, y compris du système intellectuel qui lui sert de légitimité. Son œuvre poétique, Chants de Mihyar al-Dimashqi, est une illustration magistrale de son positionnement et du mouvement dans lequel il s’inscrit. Cette œuvre a en outre le mérite de briser le modèle de la poésie et de la métrique arabes classiques. Voulant « en finir avec la structure linéaire » caractérisant la poésie arabe classique, il y introduit des dialogues et autres divers éléments au niveau de la structure et de la syntaxe pour que la forme s’harmonise avec la pluralité des thèmes. La critique orthodoxe s’était empressée de l’accuser de détruire l’héritage culturel arabe mais, imperturbable, il n’a pas prêté attention à la question en poursuivant son projet moderniste. Un projet conçu comme une quête perpétuelle d’un langage premier, neuf et non usé. Le poète peut ainsi dire avec André Gide dans son Journal : « Jamais un homme, je ne serai qu’un enfant vieilli ».
* Adonis : Ahmed Dellabani Centre culturel du livre Édition / Casablanca, Première édition 2019 p :12
L’enfance est dans ce sens la clé nécessaire pour que la langue du poète ne soit pas une partie prenante de l’ordre de l’usage collectif mais de l’ordre de la création et de la subjectivité. Adonis reconnaît, bien évidemment, qu’il est l’héritier de cette conquête poétique révolutionnaire qui remonte jusqu’à Baudelaire et Rimbaud ou, plus loin encore dans le temps, à Abu-Tammam, Abou Lala Almaarri et aux grands mystiques (soufis) musulmans notamment Al-Niffari. En se réclamant de cette généalogie, il affirme haut et fort son souci d’inventer un langage nouveau qui dépasse le réel immédiat vers l’inconnu. C’est ce qui explique d’une certaine manière l’importance capitale qu’Adonis accorde à la mystique islamique, au soufisme et au surréalisme.
Suite à ce retour sur les choix poétiques et intellectuels d’Adonis, pointant le reniement de son passé ainsi que tout ce qui lui rappelle sa vie antérieure et son enfance, son désir d’être dans mouvement permanent de changement, il paraît clairement que la question de l’identité participe chez lui de l’invention de soi. C’est pour cela qu’Adonis l’associe à la poésie conçue dans son sens le plus profond comme migration continue vers l’homme. « La poésie est l’expression de l’identité humaine en dehors des stéréotypes hérités de l’idéologie dominante. Ce qui fait de cette activité créatrice, selon Adonis, un voyage sans fin vers la découverte de l’authenticité. ».
Cela étant dit une question s’impose à la lecture du livre : pourquoi discernons-nous à travers sa pensée l’expression d’une amertume qu’il essaie de dissimiler sous prétexte de son aspiration à libérer la mentalité arabe et la langue poétique ?
* Adonis : Ahmed Dellabani Centre culturel du livre Édition / Casablanca, Première édition 2019 p :83
Dans l’introduction de ce livre, l’intervieweur fait en effet habilement référence à cette amertume. D’où cette deuxième question inévitable : Adonis a-t-il vraiment pu oublier tout son passé et s’en débarrasser sans avoir la nostalgie de son enfance et de son village ?
On pourrait penser qu’à l’image d’Orphée voulant ramener Eurydice des enfers, Adonis cherche à tester le pouvoir de sa poésie sur les dieux. Mais son but n’est pas de détruire un système pour lui en substituer un autre. Il n’aspire qu’à remettre en mouvement ce ferment qu’est la langue arabe, préalable à tout autre changement. Un long parcours, qu’accompagneraient bien ces vers du poète « que seule compte l’avancée sur le chemin. Vivre, sans se retourner.»
Est-ce vrai ? La question reste ouverte.