«Salé a fait de moi ce que je suis»
Propos recueillis par Mohamed Nait Youssef
Dans cet entretien, Hannah Rivière nous parle à cœur ouvert de son vécu, ses souvenirs et l’amour qu’elle porte pour sa ville natale : Salé. 35 ans après son départ du Maroc, Anna y est revenue en 1994 pour renouer avec les deux villes jumelles, Rabat et Salé, pour rencontrer ses amis, sillonner les rues de son enfance et respirer l’air d’un passé si proche prolongé dans un présent inachevé.
Al Bayane : Qui est Hannah Rivière?
Anna Rivière: Je suis née à Salé en 1942 à Rue Sidi Turki. J’ai fréquenté l’école de l’alliance. Je me souviens qu’au départ, il y avait une éducation religieuse, un suivi ; mais par la suite, tout cela a complètement disparu. Mon père, qui était un juif de Salé et qui travaillait dans le domaine de l’import-export, est aussi mort. Il était issu d’une grande famille de Marrakech qui s’est installée à Salé. C’était un juif pratiquant. J’ai quitté l’école de l’alliance à l’âge de 12 ans. A ce moment-là, nous nous sommes installés à Rabat, à la cité Mabella.
Au total, nous étions 3 enfants. Un jour, je suis partie en vacances à Toumliline ; à mon retour, j’ai trouvé un monsieur à la maison, un Français… C’était mon beau père. A l’époque, je parlais l’arabe, je lisais l’hébreu. Quand nous étions à Salé, nous ne parlions que l’arabe dialectal et rien d’autre. Quand ma mère est arrivée en France, elle a rencontré d’énormes difficultés et il lui a fallu apprendre cette nouvelle langue : le français. C’est à ce moment là que les choses ont complètement changé pour moi. Par la suite, tout a été francisé, même nos noms.
Salé est plus qu’une ville pour vous, mais plutôt une mémoire vivante. Parlez-nous un peu de cette ville?
C’est simple ! Je l’ai raconté en fait dans «Salé, splendeurs et promesses». En un mot, Salé a fait de moi ce que je suis. Salé, c’est quand ma mère résidait à l’étage et les Marocaines en bas. On partageait des plats, des discussions. A l’époque, j’avais une amie catholique qui voulait me rendre catholique (rires). Ce qui était merveilleux, c’est qu’il n’y avait pas de murailles… Chacun menait sa vie normalement et participait aux fêtes des autres. Le soir, après avoir fait les devoirs, nous jouions tous ensemble. Nous allions à la plage ensemble dans les petites cabines rouge et blanche. Il y avait de l’amitié, de l’amour. Il y avait une coexistence et un vivre ensemble. Que de beaux souvenirs !
Les lieux, les espaces, les monuments ont une mémoire, une âme… et des histoires. Pourriez-vous nous en dire davantage sur cet attachement à l’espace, à ses lieux (Borj Adoumoue, Bab el-Mrissa) qui vous parlent et meublent votre imaginaire?
La porte de Bab El-Mrissa me rappelle quand j’allais à l’école de l’alliance. Et puis, de la Rue Sidi Turki, je sillonnais les rues en passant par Bab Lakhmis, Bab Bouhaja. Mes souvenirs flânaient dans ces rues et ces espaces. On allait au moulin pour avoir de la farine. Ma mère préparait le pain et les gâteaux pour la semaine et on les emmenait au four. On cherchait la dafina…. Tout cela est gravé dans ma mémoire. Et puis, il y a le Bouregreg et la passerelle; à l’époque, il n’y avait pas de pont. Le Bouregreg, c’était également la plage de Salé. C’était nos rendez-vous; ceux des jeunes de ma génération. On organisait également le concours Miss Salé. On menait une vie paisible et tranquille !
Edmond Jabès disait : «Tu es l’étranger. Et moi? Je suis, pour toi, l’étranger. Et toi? L’étoile, toujours, sera séparée de l’étoile; ce qui les rapproche n’étant que leur volonté de briller ensemble». Pourriez-vous nous parler de cette coexistence, cohabitation et vivre en commun qui caractérisaient la ville de Salé à l’époque?
Cette cohabitation, je l’ai connue quand j’étais à Salé. Je l’ai vécue concrètement. Mais quand j’étais à l’école de l’Agdal, je n’ai rencontré que des Catholiques et des Français. La cohabitation n’était plus celle que j’avais vécue. A salé, je descendais chez les Marocaines où je mangeais les gâteaux et je buvais du thé en discutant. Ensuite, j’avais le côté juif religieux, mais j’avais une amie fidèle qui était catholique.
Comment avez-vous vécu le grand départ des juifs marocains? Quel souvenir gardez-vous de cet évènement ?
Nous avons quitté la cité Mabella. Nous avons laissé tout ce qui était dans l’appartement. Nous avons fait des valises et puis, nous sommes partis. Je les suivais. Je n’avais pas de choix. Nous sommes arrivés à la gare de Rabat, puis nous avons pris le train pour rejoindre Casablanca. Pour ma mère, c’était un déchirement. Quant à moi, je me disais que c’était peut-être une nouvelle aventure dans un nouveau pays que je ne connaissais pas. Nous sommes partis le 31 décembre 1956. En arrivant, il faisait -23°, un froid de canard. Et pourtant moi, je rêvais d’un nouveau soleil tiède sous d’autres cieux. J’avais perdu tous mes repères. Il fallait repartir à zéro : chercher des amies et commencer une nouvelle vie…
L’écriture est un jardin d’aveux, un acte salvateur, révélateur et conservateur de la mémoire… Pourquoi écrivez-vous?
Moi je n’étais pas faite pour écrire. J’ai fait une carrière sportive. Je ne pensais pas qu’un jour, je reviendrais au Maroc. Je suis arrivée en 1994 avec ma fille cadette. Nous avons sillonné le Maroc complètement. A ce moment-là, je me suis mise à écrire. D’ailleurs, j’ai écrit un livre intitulé «le chemin du cœur». Un jour, en ouvrant ma fenêtre, je me suis dit : si je dois écrire un autre livre, ce sera Bouregreg. C’est étrange. Ce sont des chroniques d’une enfance au Maroc… C’est un peu comme si on déchirait un voile ; en quelque sorte, tout le passé, je l’ai mis au présent.