Chanson judéo-arabe

L’histoire de l’apport des communautés juives au chant et à la musique arabes au début du XXe siècle reste à écrire. Il suffit de savoir que la majorité des musiciens et chanteuses, à cette époque, était issue de ces communautés. Les cas de la Tunisie et de l’Irak sont saisissants. Il suffit aussi de parcourir les listes des délégations du premier congrès de   musique arabe du Caire en 1932  qui a vu la participation, entre autres, de Samy Chouwa et Daoud Hosni, deux  incontournables grands noms de la musique arabe, pour y voir plus clair.   
Au moment où il était très mal vu qu’une femme se produise en public, les interprètes juives, surtout dans les centres urbains, défiaient les tabous et furent pionnières dans le domaine. Maâlema Nejma, Esther de Tétouan, Zohra El Fassia, Reinette l’oranaise, Line Monty, Simon Tamar, Alice Fettoussi, Marie Soussan, Laila Mourad, Touriyya Kaddoura, Fayrouz Al Halabiyya, Salima Bacha, Zakia Georges, Sultana Youssouf…. Ce sont les inoubliables grandes dames qui ont rayonné sur l’échiquier de la chanson judéo-arabe du Machrek et du Maghreb au cours de la première moitié du XXe siècle. Toutes disparues hélas, mais leurs sublimes voix restent gravées, pour l’éternité, dans les bandothèques et au fin fond de la mémoire des mélomanes.

Le Maghreb et la nostalgie andalouse

La musique andalouse, avec ses diverses variantes (Aâla, Ghanrnati, Sanaâ, Maalouf), reste le patrimoine commun que partagent et que célèbrent les communautés juive et musulmane du Maghreb. Au Maroc, on a quelques premiers enregistrements sur 78 tours de deux noms dont on ne connait pas grand-chose. Il s’agit de Maâlma Nejma et d’Esther de Tétouan. Mais la figure mythique reste sans aucun doute celle de Zohra Elfassia. Première femme marocaine auteur-compositeur et interprète, Zohra Elfassia est né à Fès vers 1900.  Elle s’intéresse toute jeune  au chant et à la musique en fredonnant les airs de l’époque et en poussant la chansonnette à l’école de l’Alliance ou au cours de fêtes familiales. Adulte, adoptée par les grandes familles bourgeoises musulmanes et juives, elle était, avec sa «Rebaâ», de toutes les cérémonies. On venait de loin pour assister à ses prestations, mais aussi pour sa beauté. Elle est la première marocaine à enregistrer ses disques à partir de la fin des années vingt chez Columbia, Gramophone, Pathé Marconi, Philips et autre Polyphone…  Sa notoriété dépasse les frontières marocaines pour se faire une place de choix en Algérie et en Tunisie, en compagnie des Meriem Fekay, Cheikha Tetma, Reinette l’oranaise et autre Louisa Tounsia. Parmi les premières marocaines à exceller dans le genre Malhoun, elle a aussi interprétée le Chaâbi, le Hawzi algérien, le Gharnati, ainsi que des chansons de variété. Après une riche carrière musicale, Zohra Elfassia s’est éteinte en 1995 nous léguant de mémorables refrains, toujours fredonnés avec plaisir par les nostalgique tels «al ghorba», «Annar», «Hbibi diali», «Mahla ousoulkoum», «Saadi rit lbareh», «Ya warda»,   «Alach klam laar», «Ktab ya taleb», «Lghorba oulafrak», «Chaalat li nar fi galbi», «Mzinou nhar lyoum», «Lamra lakbiha», «Laaroussa», «Ayta Moulay brahim», «Ayta bidaouia», «Ya najmat lahlal», «Al hira» , «Ya warda», «Nechki lrabbi», «Bilwajeb», «Mahla zhou idoum alina» et   «Ya biadi ana», hymne des noces judéo-marocaines.  
En Algérie, plusieurs noms méritent d’être cités. Commençons par Sultana Daoud à qui son premier maître, Saoûd Medionni, a donné comme nom d’artiste Reinette l’oranaise. Issue d’un père rabbin d’origine marocaine et d’une mère algérienne, elle est née à Tiaret en 1915. La cécité chopée à l’âge de deux ans ne l’a pas empêché d’apprendre le braille, de s’initier à la    derbouka, mandoline et enfin au luth pour en  devenir  virtuose, et de maîtriser les grands genres : Andalou, Chaâbi et autres Hawzi. Elle accompagna les musiciens, les pianistes Mustapha Skandrani et Maurice Medioni, le percussionniste Alilou, le violoniste  Abdelghani  Belkaïd et les interprètes  Fadila Dziria, Meryem Fekkay, Zohra Elfassia, Alice Fettoussi, Abdelkrilm Dali, Dahmane Benachour  sans oublier  le maître du  Chaâbi, Haj Mohamed El Anka.  
En 1962, Reinette quitte son pays natale. A Paris, elle sombre dans l’oubli et la solitude. Il a fallu les encouragements de journalistes pour la remettre sur scène. C’était dans les années quatre-vingts où la musique arabe, grâce au  le rai, est dans l’air du temps. Frôlant les 70 ans, elle écume les seines et enregistre «Mémoire», un album culte. Jacqueline Gozlan lui consacre en 1991 un documentaire émouvant, «Reinette l’oranaise, le port des amours». Décédée à Paris le 17 novembre 1998 à l’âge de 83 ans, elle nous lègue un patrimoine foisonnant.  
L’autre diva algérienne est Line Monty. Fruit d’une  famille mélomane, Eliane Serfati est né à Alger. Elle fut connue au départ par ses reprises des grands noms de la chanson française, Edith Piaf, Damia, Marjane… L’ambassadrice de ce répertoire a fait les grandes scènes internationales avant le retour aux sources, au «francarabe» et aux chansons traditionnelles algériennes.  Est-ce le voyage en Egypte et sa rencontre avec Farid Al Atrache, la nostalgie après l’exil de 1962 ou la fréquentation d’autres maîtres qui lui ont concocté des morceaux sur mesure ? Youssef Haggege, alias José de Zuza, lui offre «ya Oummi», morceau crée en 1950 au cabaret Le Bolero de Casablanca et destiné initialement à Warda al Jazairiya. Maurice Medioni, qui l’accompagne au piano, lui a composé «khdaatni» et «berkana menkom». Line Monty,  qui a inauguré l’hôtel-Casino Saâdi à Marrakech en 1954, fait partie de ces stars glamour de la grande tradition du cabaret et music hall avec sa beauté sulfureuse, sa voix mélodieuse et sa présence. Alexandre Arkady lui fait appel pour jouer son propre rôle dans «Le grand pardon II». Sa dernière scène à lieu à l’auditorium de l’Institut du Monde Arabe à Paris le 11 mai 1996. L’interprète du titre osé «ana louliyya», décédée à Paris en 2004, «restera le pendant féminin du grand Salim halali…». Sa petite fille, Johanna Monty, née en 1977, sort un album en 2004 où elle reprend  cinq titres du répertoire de sa défunte grand-mère.
On peut citer aussi Simon Tamar, grande voix du Malouf de Constantine et disciple de Cheikh Raymond Layris, beau père d’Enrico Macias, assassiné en  1961. Marie Soussan, compagne de Rachid Ksentini, pionnier du théâtre algérien avec Alloula, est à la fois interprète et comédienne. Elle accompagna son mari sur scène de 1928 à 1934 dans des sketchs inoubliables. Alice Fettoussi  (1916/1998), qui fut initiée à l’art musical par son père le violoniste Rahmin,   grave son premier disque à l’âge de 13 ans et fut connue surtout pour son interprétation du Madih (chants religieux à la gloire du prophète Mohammed). Alice Fettoussi et le chanteur Blond Blond sont parmi les rares de leur communauté à ne pas quitter l’Algérie en 1962.
L’histoire de la musique en Tunisie sauvegarde plusieurs noms, dont Fritna Darmon et Banat Chamama… Leila Sfez, la grande dame de la chanson tunisienne de la fin du 19 et du début du 20e siècle, tenait une salle de spectacle à Bab Soukika et excellait dans le classique andalou. Elle enregistra chez Pathé Marconi dès 1929, entre autres, «Hbibi ghab», «Jani el marsoul» et «Emta narja fik». Le Maroc a accueilli Louisa Saâdoun, plus connue par Louisa  Tounsia. Une belle voix qui a enregistré chez Polyphon, dès 1930, «kalbi likom», «ya bahia ya jamila», «habibat kalbi», «ya mahla al fasha»… Elle  a chanté, pour la première fois, enregistrée chez Gramophone en 1945, le fameux «lamouni illi gharou minni» de Hedi Jouini. 
Hana Rached (1933/2003)  appartient à une famille d’artistes. Sa mère, Flifla Chamia, chanteuse et danseuse, a joué dans le premier film tourné en Tunisie, «le fou de Kairouan», musique de Mohamed Triki et interprétation de Mohamed Jamoussi. Ses tantes, Bahia et Ratiba (1913-1981) chantaient elles aussi. Elle apparait en public pour la première fois le 26 mai1951. Mohamed Triki la surnomme Rached, nom inspiré de l’institut Rachidia, et lui compose des morceaux sur mesure, tout comme Sayed Chatta. Se distinguant par sa beauté, le timbre de sa voix et la force de ses cordes vocales, Hana Rached ne revient en Tunis qu’en 1993, après un long exil, à l’occasion du Festival de la chanson tunisienne. Elle découvre ravie que son public ne l’a pas oublié.
Mais la figure tunisienne la plus mythique reste sans aucun doute Habiba Messika. Comédienne, chanteuse et danseuse, Habiba Messika, la bien aimée, a défrayé la chronique dans les années vingt au Maghreb, en France et au Moyen Orient. Née en 1903 à Testour sous le nom de Marguerite,   elle quitte l’école à l’âge de cinq ans pour se lancer dans la vie artistique. Sa tante, la chanteuse Leila Sfez, l’initie au piano et l’introduit au sein des cercles des   intellectuels et des artistes de la capitale. En 1908, Habiba Messika intègre la troupe théâtrale «Achahama», encadrée par Mahmoud Bourguiba.  Première femme arabe à monter sur les planches d’un théâtre en 1911, deux ans avant l’égyptienne Mounira Al Mahdia,  Habiba Massika, «…un tempérament de feu sous ses grâces orientales», comme la surnommait Coco Chanel, finit sa vie d’une manière tragique le 23 février 1930. L’interprète de «Aala sarir annaoum dellaâni» a été brûlée vive par son amant Eliahou Mimoun,  qui se jette ensuite sur elle pour mourir ensemble. Sa vie et son drame ne cessèrent d’inspirer films et livres dont «Habiba Messika, artiste accomplie», d’Ahmed Hamraoui et  «Habiba Messika, la brûlure du péché», de Jeanne Faive d’Acier, édité par    Belfond en  1998. 

Le Machrek et Tarab al assil

Avec Oum Kaltoum et Ismahan, Layla Mourad fait partie des noms  incontournables de la chanson égyptienne.  Elle est née le 17 février 1918 à Alexandrie d’un père d’origine marocaine, Zaki Mordakhay, alias Zaki Mourad. Sur incitation du grand Daoud Hosni, qui a découvert  ses potentialités vocales, son père l’initie à l’art vocal. Agée d’à peine 12 ans, elle accompagna ce dernier au cours d’une tournée. En 1932, elle se produit au théâtre Ramsès. Ahmed Chawki et Mohamed Abdelouahab la découvrent et c’est le début de la  carrière fulgurante de  la star du cinéma arabe.  Un autre nom d’Egypte qui reste à redécouvrir est celui de Touriyya Kaddoura.
Au Koweït, on peut évoquer Zakia Georges et Sultana Youssuf. En Syrie le nom de Rachel Smûha (1895-1955), alias Fayrûz al-Halabiyya,  surgit. A  écouter ses refrains dont «Tawwil balek» (1936) et «Bi Sabilak» (1938), on ne peut qu’être ému par son timbre ô combien nostalgique. Mais l’une des grandes dames d’orient reste Salima Mourad (1912-1974). Le nom de la plus célèbre chanteuse irakienne du  début des années trente reste lié  à celui de Nadim El Ghazali dont elle était la compagne de 1953 à 1963, date du décès du ténor arabe. Salima Basha, qui fut la première chanteuse irakienne diffusée par la radio, créée en 1936, a joué un rôle indéniable dans la carrière de Nadim. C’est elle qui l’introduit au sein des cercles du pouvoir et de l’aristocratie de Damas et d’Alep. Leur maison, un vrai salon littéraire, réunissait poètes, écrivains, musiciens et autres artistes. Nadim Ghazali n’était-il pas un intellectuel   engagé ? N’écrivait-il pas des articles, «achhar al moughannyyin al  âarab» dans la revue «Annadim» (1952)  et  n’a-t-il pas publié le livre «Tabakat al aâzifin wa al mousiqiïn, 1900-1962)» ? Salima Mourad qui a interprété, entre autres,  «Ya nass, ya nass», «ya nabaât arrayhan», «aâla chawatii dajla» et  «kalboka sakhr jalmoud», reprise par Oum Kaltoum au cours de sa visite en Irak en 1932, est restée dans son pays, à la différence de la grande partie de sa communauté, jusqu’à son décès en 1974.

Nouvelles générations

Dans les années quatre-vingts, avec les mouvances Word music et musiques ethniques, on redécouvre l’héritage judéo-arabe en Europe et aux Etats-Unis.   Les sépharades finissent par revendiquer leurs identités multiples.  Les morceaux d’antan sont dépoussiérés et ressuscités. Une infinité de noms des deuxième et troisième générations reprennent les répertoires des pionniers et chantent la revanche des racines à l’instar de Raymonde Bidaopuia, Sapho, Françoise Atalan, Zehafa Ben, Sarit Haddad… Au Maroc, l’héritage judéo-arabe est revisité avec grâce par des voix musulmanes, telles Sanaa Marhati, Laila Gouchi,  Asmaa Lamnaouer et Hayat Boukhris.

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