Des tranches de vie tissées

Et si les murs tombaient… de Hakim Belabbès

« Sois plus pluriel comme l’univers » F. Pessoa

Mohammed Bakrim

Une ouverture du film donne, en général, des informations, techniques, artistiques et institutionnelles. Elle énonce aussi un programme. Instaure un horizon d’attente. Le générique du nouveau film de Hakim Belabbès, Et si Les murs tombaient… nous situe ainsi dans un espace-temps spécifique à l’auteur : un carton nous apprend en effet qu’il s’agit de « contes puisés des souvenirs d’une enfance dans une petite ville ». Les familiers de son cinéma comprendront qu’il s’agit de Boujad, sa ville natale qu’il ne cesse de revisiter. Espace géographique, espace diégétique puis espace immatériel qui problématise, à partir d’une expérience esthétique, son rapport au monde. Tout le cinéma de Hakim Belabbès est porté par une logique qui finit par afficher sa cohérence : partir de soi à la recherche du monde. Le retour récurrent à Boujad n’est pas une nostalgie mais un retour cinématographique vers un lieu qui a forgé sa conscience pour observer son historicité. Espace reconstruit subjectivement avec les moyens du cinéma.

Les deux premiers plans qui suivent le générique vont dans le sens d’une proposition cinématographique. Des mains qui travaillent la laine pour en faire des fils ; un processus de cardage qui prépare le tissage futur. A un niveau strictement iconique, visuel, Belabbès nous rappelle ce qu’il aime filmer, des mains au travail, capter le temps long des artisans, emblèmes d’un monde qui s’en va. Ici, ces deux plans instaurent un contrat de communication avec le spectateur : le récit qui suit est une fabrication qui demande attente et patience. Il s’agit d’un film abordé comme un tissage. Une métaphore qui inscrit le film dans une dimension poétique. Les poètes grecs avaient déjà recours à cette image pour décrire leur travail de création : tout part des fils qu’il s’agit de tisser. Des fils en laine ici ; des fils de mots là ou encore des fils d’images qu’il s’agit de réaliser, d’associer et de monter…Nous sommes avertis : il ne s’agira pas d’un récit linéaire mais d’un tissage, le film peut commencer.

Il va situer sa réception à un niveau inédit qui suppose de la part du spectateur un engagement ; conclure avec l’auteur « un pacte » de réception fait de tolérance et d’hospitalité : suivre plusieurs trames ; une mosaïque de personnages et de destins.  Le film de Hakim Belabbès va nous mener à travers une dizaine d’histoires qui se suivent et ne se ressemblent pas. Des histoires nourries de souvenirs d’enfances : des images, des récits de grands-mères ou tout simplement des réminiscences nés du croisement d’un regard et d’un espace. Un lieu emblématique va fournir le cadre de ce voyage, la salle de cinéma. Celle-là même de l’enfance de l’auteur.La salle de cinéma de sa ville natale, propriété familiale, merveilleusement filmée dans l’auto-documentaire, Fragments. Revisitée alors qu’elle est tombée en ruine hantée par des ombres et des voix remontant des temps héroïques. On quitte la salle pour rester dans la ville qui l’abrite dans un récit ouvert qui se joue de la narration classique. Un récit sur le temps, la mémoire, la mort.

Il n’y a pas d’intrique globale mais plutôt une série de micro-intrigues. Un narrateur omniscient nous fait transposer d’une situation à une autre ; situations qui se croisent à la manière des fils tissés d’un tapis. Au cœur de cette composition poétique, nous sommes confrontés à la diversité de la condition humaine. Des histoires détonantes, parfois tragique, parfois comique, ou encore transcendant le réel pour convoquer le mystique (le halo de lumière qui rayonne au-dessus du cimetière…vu par des enfants) et le surnaturel. Des existences et des personnages abordés, saisis dans des moments de basculement ; des moments de doute, de peur, de panique, de bonheur éphémère ou de rédemption. Plusieurs histoires sont émouvantes, édifiantes ; j’aime particulièrement celle du fils du muezzin qui lors d’une soirée avec ses amis, consommant kif et alcool raconte une histoire hilarante qui lui est arrivé lors d’un voyage avec son père. Ayant mis de l’essence dans une station aux environs de l’aéroport, leur voiture commençant à voler…une dimension fantastique qui va être régulée lors de son retour à la maison. Sa mère, se rendant compte de son état d’ébriété, lui demande d’aller faire ses ablutions pour remplacer son père malade pour l’appel de la prière de l’aube. Arrivé au pied du minaret, il n’arrive pas à ouvrir la porte : pas d’appel à la prière, son père risque d’être renvoyé. Désespéré, il s’assoie dos au mur. Mais nous sommes à Boujad, la ville des saints et du soufisme : miracle, on entend l’appel de la prière. Très belle chute.

D’un point de vue théorique, le film peut être inscrit dans le genre dit « film choral ». De quoi nourrir le plaisir cinéphile en pensant à des titres qui ont marqué le genre ; Short cuts, Immeuble Yaakoubian, Babel ou Crash…On peut plutôt penser à « film à sketches », à l’instar de Paris vu par…sauf qu’ici il ne s’agit pas d’un film collectif. C’est Boujad vu par Hakim Belabbès avec des histoires qui ont nourri son imaginaire. Cette approche fragmentée s’apparente à une voie pour accéder à la multiplicité.

Des segments narratifs, autonomes, qui rendent comptent de la complexité du monde qui est aussi un point de vue sur le cinéma. La démarche de Hakim Belabbès dans son nouveau film radicalise davantage son plaidoyer en faveur de la sauvegarde du cinéma dans le cinéma. Pour rappeler, face au tsunami visuel qui déferle sur les écrans multiples, que le cinéma n’est pas une affaire d’images mais de plans. Le plan incarne aujourd’hui l’ultime lieu de résistance à la confusion audiovisuelle. Le film intervient en effet dans un contexte où les images sont inscrites dans un vaste marché où tout est à vendre, y compris et surtout la conscience des spectateurs et leur temps d’attention. Nous assistons à un formatage globalisé des esprits qui induit ce que Bernard Stiegler appelle « la réductions fonctionnelle des singularités ». Ces singularités que remet en avant chaque histoire, que dis-je, chaque plan du film (la scène du rasage du front du bébé, magnifique). Proposer le plan cinématographique avec une logique temporelle portée par une éthique documentaire, tel me semble être le credo cinématographique du cinéaste Belabbès. Cela acquiert une dimension de résilience dans un contexte marqué par la mainmise numérique sur l’espace de circulation des images et où le conditionnement esthétique fait obstacle à l’expérience esthétique, notamment artistique. Le cinéma du plan prôné par Belabbès favorise l’émergence de cette expérience esthétique (regarder, voir, contempler…) capable de contrecarrer le conditionnement esthétique sur son propre terrain, celui du temps. Etre maître de notre temps, une autre manière de faire tomber d’autres murs, réels, symboliques ou virtuels.

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