Jean Zaganiaris*
Surveiller et punir de Michel Foucault est sorti en 1975, dans un contexte où le philosophe français fondait avec Pierre-Vidal Naquet et Jean-Marie Domenach le G. I. P (Groupe d’Informations sur les Prisons). Cet ouvrage de philosophie est une réflexion sur la façon dont des institutions de pouvoir contrôlent et disciplinent les corps des populations gouvernées.
Surveiller et punir débute par deux illustrations : le supplice de Damiens qui a eu lieu le 28 mars 1757 sur la place publique et le règlement intérieur d’une prison en 1838. En moins d’un siècle, selon Foucault, le corps comme «cible de la répression pénale» semble avoir disparu et ce serait une «pénalité de l’incorporel» qui a l’air de s’être désormais imposée. Les technologies disciplinaires s’exerçant sur les individus auraient donc changé. Les premiers chapitres de Surveiller et punir montrent de quelle façon une « orthopédie morale » se met en place à partir de la fin du XVIIIème siècle, impliquant l’effacement du spectacle punitif et une diminution de l’emprise exercée par les technologies de pouvoir sur le corps (Foucault parle d’une « prise sur le corps qui se dénoue »). Le châtiment n’est plus exposé sur la place publique et ne s’exerce plus uniquement sur le corps du supplicié, mais il se produit en espace clos – la prison – et chercher à toucher l’âme du coupable.
Est-ce que la prison, dont la forme contemporaine apparait début XIXème siècle en Europe, instaure une « pénalité de l’incorporel » ? Ce n’est désormais plus le corps qui est au centre de l’action punitive mais la perte de biens (payer une amende car nous avons commis un délit) ou la perte de droits (ne plus pouvoir disposer de sa liberté et être enfermé). A travers ces pratiques, c’est « l’âme », « le cœur », « la pensée » du condamné que l’on veut toucher, et pas uniquement son corps. De ce point de vue, l’ouvrage de Michel Foucault se présente comme l’étude de la métamorphose des méthodes punitives. La politique pénale ne vise plus simplement à réprimer mais à rééduquer le coupable. Est-ce que cela signifie une humanisation du pouvoir ? Foucault répond par la négative à cette question. Cette nouvelle disciplinarisation des individus se fait dans le contexte de la révolution industrielle et vise à inscrire les corps dans les logiques de productivité et de rentabilité qui émergent à cette époque. La prison est également le lieu du travail obligatoire, de la lutte contre l’oisiveté, et s’inscrit dans les logiques du bio-pouvoir, c’est-à-dire d’un pouvoir qui gère et contrôle la vie des gouvernés en vue de préserver cette dernière. Il s’agit de rééduquer les déviants afin qu’ils redeviennent utiles à la société. Michel Foucault joue avec la polysémie du mot « corps ». Il s’agit pour lui de replacer les techniques punitives exercées sur le corps des gouvernés – corps étant entendu ici en tant qu’organisme vivant – au sein de l’histoire du corps de l’Etat, c’est-à-dire d’une organisation unifiée.
Au sein de l’Europe du XIXème siècle, le corps n’est plus uniquement supplicié – il l’est rarement – mais surtout « surveillé, dressé et corrigé ». Pour saisir cela, Foucault procède par analogie. Il compare la prison à l’école, la caserne, l’hôpital (surtout psychiatrique) et l’usine pour montrer l’exercice des pratiques disciplinaires, notamment à travers la soumission du corps et de l’âme. Foucault nuance l’idée d’une « pénalité de l’incorporel » et explique que l’âme est une pièce maîtresse à travers laquelle le pouvoir agit sur les corps. Ce dernier n’exerce plus un droit de vie et de mort sur les sujets mais touche directement la vie des populations gouvernées. Foucault écrit que « l’âme est la prison du corps », inscrivant sa démarche dans le cadre de ce renversement du platonisme cher à Nietzsche. Dans le Gorgias, Platon avait écritque le corps était la prison de l’âme. Ce dernier empêche l’esprit de percevoir l’essence des choses. Les sens rattachés au corps sont trompeurs. Ils ne perçoivent que les apparences et empêchent de saisir la vérité (seul notre intellect est capable de percevoir le monde tel qu’il est et non pas tel que nous l’imaginons). Foucault inverse la formule et montre que dans le cadre de la prison, c’est « l’âme qui est la prison du corps ». C’est l’âme que l’on veut toucher pour transformer les pratiques du corps des déviants et les ramener sur le bon chemin.
Le passage du supplice public à l’enferment en lieu clos suppose une politique à l’égard « de cette multiplicité de corps » constituant une « population ». Michel Foucault parle d’un quadrillage pénal s’exerçant sur le corps social à partir du XIXème siècle et qui vise non pas à moins punir mais à « mieux punir », en insérant directement les pratiques de pouvoir dans le corps social. L’humanisation des peines va certes limiter le pouvoir souverain (on punit pour réparer l’offense faite à la société et non uniquement au Prince) mais permettre aussi de lutter plus efficacement contre l’illégalisme du peuple, largement toléré jusque-là. On passe d’un châtiment qui punit le crime en spectacularisant le supplice du corps du condamné à des punitions qui visent à empêcher la récidive des délits commis au sein d’une population. Pour Michel Foucault, nous ne sommes pas tant dans l’ère du « châtiment incorporel » que dans le cadre de « la soumission des corps par le contrôle des idées ». Les institutions de pouvoir telles que la prison, la caserne, l’école, cherchent beaucoup plus à contrôler et à discipliner les corps qu’à les réprimer ou les supplicier. Plutôt que supprimer un corps, tel que celui de Damiens, on va faire de ce dernier « une propriété rentable » au sein d’une société qui s’industrialise de plus en plus. C’est dans ce contexte là que la prison va s’imposer comme lieu et comme moyen de punition, quand bien même pour certains elle est couteuse et qu’il faudrait mettre à sa place d’autres technologies disciplinaires, notamment la guillotine.
Ce nouveau système va procéder par « correction individualisante sur les corps et l’âme », et pas seulement par la stricte application impersonnelle de la loi, à l’instar des préconisations sur la légitimité légale-rationnelle de Max Weber. Foucault dit que la peine doit exercer une emprise individualisée sur les corps des coupables. Elle doit s’inscrire non pas tant dans la représentation publique du châtiment que dans une « pénalité corrective » qui s’exerce sur le corps. Il s’agit de punir les déviants – ceux qui ont désobéi à la loi et portée atteinte à la société toute entière – en les rééduquant au sein de la prison, notamment par le travail, l’instruction scolaire, la prière. C’est dans ce cadre de pensée que Michel Foucault parle d’un « cadre orthopédique » qui s’exerce sur le corps. A l’instar de quelqu’un souffrant d’une scoliose et qui voit un kiné pour remettre sa colonne vertébrale à la bonne place, le prisonnier qui a été condamné en raison de telle ou telle déviance est rééduqué au sein de l’univers carcéral afin de redevenir un bon citoyen et un travailleur rentable au sein de la société.
Cette société disciplinaire dont parle Foucault, qui risque de s’étendre à tout le corps social (à toute la société), procède par classement. Chacun y a sa place, son rang, sa position hiérarchique. Le temps lui-même devient une technologie disciplinaire. La vie du prisonnier est régulée, soumise à une planification stricte, à un emploi du temps qu’il faut suivre scrupuleusement (la sirène est toujours là pour rappeler l’écoulement minuté du temps). Pour Foucault, des lieux disciplinaires imposent une « morale de l’obéissance ». Il ne s’agit pas tant d’expliquer la légitimité des consignes mais d’ordonner, c’est-à-dire de donner des ordres, à un sujet contraint d’exécuter impérativement ce qu’on lui demande. La prison s’est imposée parce qu’elle a été considérée dès le départ par ses fondateurs comme une « technique de dressage du corps », où l’on discipline principalement par le biais de la surveillance. Le panoptique est une tour au milieu de la prison, au sein de laquelle les gardiens peuvent voir tous les prisonniers sans être vu par ces derniers, et contrôler ainsi chacun de leurs faits et gestes. Cette vue produit des savoirs sur les pratiques des prisonniers et conduit ensuite à la mise en place des actions correctives de leurs comportements. La surveillance des corps au sein du milieu pénitentiaire permet de rééduquer ceux qui refusent d’observer les règles, les prescriptions morales. Foucault semble suggérer que le fameux « Tu dois » de Kant ne serait peut-être pas tant une obligation, un devoir, le fruit de la volonté autonome du sujet morale, mais plutôt une forme de dressage exercée par l’âme rééduquée sur le corps discipliné.
L’examen devient dès lors la technologie disciplinaire par excellence. Il permet de classer, de hiérarchiser, de récompenser et de punir les pensionnaires de ces lieux disciplinaires. Les individus qui réussissent les épreuves sont ceux qui ont docilement accepté les pratiques de correction et les individus qui ont échoué sont ceux qui doivent poursuivre leur rééducation. A partir du XIXème siècle, il y a une « pénalité de la norme » qui se met en place selon Foucault et qui implique la mise en place d’un système de quadrillage, de catégorisation des individus. A travers le panoptique, évoqué précédemment, le pouvoir se désindividualise. C’est toute la prison prise comme corps, qui comprend le directeur de la prison, ses adjoints, les gardiens, les infirmiers etc. -, qui surveille le corps singulier des prisonniers, quel que soit l’endroit où ils se trouvent. Ce serait « l’individu disciplinaire » qui émergerait donc au XIXème siècle et non pas le « sujet idéal du contrat social » pensé notamment par Rousseau ; les Lumières, pour Foucault, ont produit à la fois une conception normative de la liberté mais aussi des pratiques disciplinaires. La détention en milieu carcéral devient la peine par excellence, l’école obligatoire et le travail en usine se généralisent, la médecine comme institution normative s’implante dans le milieu urbain, la caserne militaire poursuit son développement organisationnel. Tout un ensemble d’institutions disciplinaires sont mises en place pour normer les individus et réinsérer les déviants dans le corps social. Toutefois, Foucault montre, à la fin de Surveiller et punir, l’échec de cette entreprise. Les technologies disciplinaires, notamment l’incarcération, mènent beaucoup plus à la récidive et à l’augmentation de la criminalité qu’à la rééducation et à la réinsertion des prisonniers au sein de la société. L’imposition d’une discipline rigoureuse et intransigeante au sein de la prison provoque chez ceux qui la subissent un sentiment d’injustice, notamment en raison d’abus de pouvoir ou d’actes perçus comme arbitraires par les détenus. Mettre en place des technologies disciplinaires comme seul moyen de rééduquer les âmes et les corps déviants a été un remède pire que le mal que l’on a voulu soigner. Au final, comme le montreront d’autres textes de Foucault tels que Sécurité, territoire, population, les « techniciens du comportement » que l’on trouve dans les lieux disciplinaires ont produit non pas tant des corps dociles et normés mais plutôt de nouvelles pratiques de résistances, des corps hétérotopiques (le corps comme lieu concret où se réalisent les utopies) ou des contre-conduites vis-à-vis des normes dominantes au sein de la société.
Professeur de philosophie au lycée Descartes de Rabat