Doit-on toujours dire la vérité ?
Doit-on dire la vérité en tout temps, en tout lieu, en toutes circonstances ? A première vue, la vérité est une obligation morale. Le mensonge est une faute qui est condamnable et punissable au sein de la société. En théorie, nous devrions toujours dire la vérité. Mais qu’en est-il dans la pratique ? Doit-on s’en tenir perpétuellement au devoir moral de vérité ou bien celui-ci comporte certaines exceptions valables ? Le devoir de protéger l’intégrité physique et morale des personnes prime-t-il sur le devoir de vérité ?
La vérité peut être définie comme l’adéquation entre un énoncé et le réel. Lorsque j’ai triché à un devoir surveillé et que je dis au surveillant m’ayant surpris en train de frauder que j’ai triché, je dis la vérité. Il y a adéquation entre mon énoncé et ce qui existe. Par contre, si je dis au surveillant m’ayant surpris en train de frauder que je n’ai pas triché car je me dis qu’en niant l’évidence, je peux atténuer la sanction, je suis en train de mentir. Mon énoncé n’est pas en adéquation, en conformité, avec le réel. Le mensonge se distingue de la vérité. Il consiste à dire le faux de manière volontaire, avec l’intention de tromper autrui. Dans le cas de la fraude, mentir pour protéger ses intérêts est condamnable car cela remet en cause les fondements juridiques permettant à chacun de passer équitablement les devoirs surveillés. Toutefois, lorsqu’une personne ment pour protéger autrui ou pour se protéger elle-même d’injustices ou de violences, doit-elle faire l’objet de la même condamnation ?
ératif catégorique est défini de la manière suivante : « Agis de telle sorte que tu puisses vouloir que la maxime de ton action soit considérée comme une loi universelle », Fondements de la métaphysique des mœurs (1785). L’énoncé « Nous devons toujours dire la vérité » ne doit souffrir d’aucune exception et doit être universel. Pour Kant, il faut toujours dire la vérité parce que le mensonge, qui consiste à tromper volontairement autrui, est néfaste pour l’humanité. Mentir à autrui est une injustice. Lorsque vous ne dîtes pas la vérité à quelqu’un, non seulement vous lui faîtes du mal, vous lui porter atteinte, mais vous faîtes du mal à l’humanité entière, puisque vous portez atteinte aux vertus morales universelles qui doivent cimenter la société et la maintenir dans le bien. Dire la vérité est une posture morale bénéfique à l’humanité entière, mentir est une posture immorale qui porte atteinte à l’humanité entière. Par conséquent, il faudrait dire la vérité en tout lieu, en tout temps, en toutes circonstances, même si cela demande des efforts.
Il faut également toujours dire la vérité car le mensonge peut être condamné juridiquement ou socialement. Il peut nous confronter soit aux tribunaux, soit à l’opprobre de notre entourage. La société ne peut exister sans règles. Les normes juridiques nationales et internationales condamnent le mensonge. Lors de l’affaire du Watergate, l’accusant avec preuves à l’appui de certaines malversations, le président américain Richard Nixon a été contraint de démissionner. C’est ce que souligne Kant dans son texte « D’un prétendu droit de mentir par humanité » (1797) en affirmant que le mensonge est punissable aux yeux des lois civiles. Dire la vérité est donc un devoir, tant d’un point de vue moral que juridique ou social. Il y a de bonnes raisons de toujours dire la vérité. Toutefois, est-ce que ces bonnes raisons sont plus importantes que les bonnes raisons susceptibles de nous amener à mentir plutôt qu’à dire la vérité ?
Selon Kant, le devoir de vérité ne doit souffrir d’aucune exception. Il ne faut jamais s’en écarter. Dans « Des réactions politiques » (1796), Benjamin Constant critique cette thèse en affirmant que le principe moral consistant à toujours dire la vérité est intenable si on l’applique de manière absolue dans toutes les circonstances vécues. Si des assassins qui poursuivent un de vos amis ayant trouvé refuge chez vous tapent à votre porte, faudrait-il leur dire la vérité et indiquer où il se trouve ? Constant répond que non et affirme qu’un homme qui a l’intention de nuire à autrui n’a pas le droit à la vérité. Il est même légitime de lui mentir afin de protéger son intégrité physique ou celle de son entourage. Kant répond à cette objection dans « D’un prétendu droit de mentir par humanité » (1797) en admettant qu’il peut y avoir des intentions louables de mentir mais en réfutant l’argument de Constant. Selon lui, ces intentions louables peuvent être susceptibles de nuire malgré elles aux personnes concernées. Si l’ami que l’on veut protéger des assassins en mentant était sorti de chez nous sans que nous le sachions et tombait malgré lui sur les assassins quittant notre demeure, il serait tué par notre faute alors que si nous avions dit la vérité, il serait toujours vivant. Cette objection de Kant nous parait toutefois très fragile. Elle peut être interprétée comme un effet de rhétorique visant à justifier une argumentation morale prétendant à l’universalité et auquel nous pourrions répondre : et qu’est-ce qui se serait passé si cet ami était effectivement chez nous au moment où l’on dit la vérité aux assassins et que personne ne nous prête assistance s’ils rentrent dans notre demeure pour le tuer ? La posture de Kant, comme l’a régulièrement souligné Pierre Bourdieu, reste théorique. Elle pose des normes qui ne peuvent être toujours appliquées en pratique au sein de la réalité sociale. En théorie, nous devrions toujours dire la vérité mais dans la pratique, certaines situations rendent cet impératif catégorique irréalisable.
La seconde raison pour laquelle Kant rejette ce qu’il appelle « un prétendu droit de mentir » a trait à la morale. Le philosophe allemand affirme que dire la vérité est un devoir primordial, c’est-à-dire un devoir primant sur tous les autres. Elle a force de loi. Si l’on admet la moindre exception, cette loi sera « chancelante et inutile ». Là encore, nous ne sommes pas d’accord avec ce second argument. Si du point de la morale, il ne faut jamais mentir, du point de vue du conséquentialisme, il existe certaines circonstances qui amènent à privilégier le mensonge à la vérité. Pour l’utilitarisme (une forme de conséquentialisme), une action est moralement bonne si ses conséquences maximisent le bonheur du plus grand nombre. Lorsque la vie d’autrui ou la nôtre sont menacées, il semble préférable de privilégier une « éthique conséquentialiste » (privilégier les conséquences aux principes) à une « éthique déontologique » (privilégier les principes aux conséquences) Si nous nous inscrivons dans le parti-pris conséquentialiste, il existe de bonnes raisons de mentir dans certaines circonstances. Par conséquent, plusieurs arguments nous autorisent à penser qu’il ne faut pas toujours dire la vérité.
Tout d’abord, nous pouvons mentir pour protéger l’intégrité physique et morale d’autrui.Pour certaines personnes, le devoir de porter assistance à autrui est plus important que le devoir de vérité, quand bien même le non-respect de ce dernier peut conduire à ces interpellations judiciaires dont parle Kant. Elles estiment que la vérité ne doit pas être dévoilée à ceux qui ne méritent pas de la recevoir. Lors du durcissement progressif des lois sur la migration en France, certaines personnes ont accepté de recevoir des sans-papiers chez eux et de mentir aux forces de l’ordre qui les recherchaient afin de les protéger. Certaines ont été interpellées par la police et déférées en justice. Toutefois, en 2018, suite à la condamnation de l’agriculteur Cédric Herrou pour avoir aidé et hébergé des migrants, le Conseil Constitutionnel a abrogé l’existence d’un « délit de solidarité » au nom du principe constitutionnel de fraternité et a donné implicitement raison à ceux qui ont privilégié une « éthique conséquentialiste » à une « éthique déontologique ». Pour reprendre une idée chère à Michel Foucault, la vérité est également un discours produit par le pouvoir à partir des savoirs qu’il recueille au sein des populations. Il ne faut pas toujours dire la vérité mais attendre que le pouvoir prononce des discours de véridicité en notre faveur. C’est ce qu’ont fait les militants soutenant les étrangers en situation irrégulière, en saisissant le Conseil Constitutionnel qui refusera de reconnaître un délit de solidarité.
La possibilité de mentir pour protéger autrui peut avoir lieu dans le cadre d’entretenir un espoir, aussi mince soit-il, en énonçant une vérité partielle ou en occultant, en voilant, certaines composantes de la véridicité d’un discours. En France, le code de la santé publique impose au médecin, dans son article 35, de donner une information « loyale, claire et appropriée » à son patient mais lui offrir également la possibilité de tenir ce même patient « dans l’ignorance d’un diagnostic ou d’un pronostic graves, sauf dans les cas où l’affection dont il est atteint expose les tiers à un risque de contamination ». S’il estime que l’annonce d’une maladie grave à un patient en état de vulnérabilité physique et/ou morale est susceptible de nuire à ses minces chances de guérison ou bien de le faire souffrir davantage, le médecin a la possibilité légale de lui mentir.La fragilité de nos existences impose de ne pas toujours dire la vérité à autrui afin de le préserver émotionnellement. Dans les logiques de ce que l’on appelle l’éthique du care, le respect de la personne humaine et la sollicitude apportée à son égard priment sur le devoir de toujours dire la vérité. L’important n’est pas la véridicité du discours mais sa bienveillance et ses effets non destructeurs sur la personne concernée. Dans certaines circonstances, dire toujours la vérité peut être un remède pire que le mal que l’on veut guérir. Il vaut donc mieux mentir si nos mensonges évitent des souffrances ou des pénibilités inutiles à autrui et ne pas respecter l’impératif catégorique kantien.
A l’impératif catégorique de Kant concernant la vérité, nous pouvons préférer l’approche du philosophe-artiste de Nietzsche, consistant à privilégier l’importance de la vie et à créer de nouvelles valeurs pour l’améliorer. Mentir ne porte pas toujours atteinte aux individus. Le mensonge peut aussi amener une personne exposée à l’insoutenabilité du réel vers des sentiments apaisants. Selon Gilles Deleuze, il existe une « puissance du faux » préférable à une puissance du vrai. La puissance du faux se trouve dans l’indiscernabilité entre ce qui est réel et ce qui est imaginaire. Il y a une puissance du faux qui peut être préférée à la puissance du vrai, susceptible de faire souffrir les individus. Cette puissance du faux peut être éphémère mais elle a le mérite de nous procurer une joie dont le souvenir pourra s’avérer salutaire lorsque les moments pénibles arriveront. Les mensonges créés par les fictions des univers artistiques ont la capacité de « réenchanter » – redonner de la magie dirait Max Weber – un monde à feu et à sang. Comme le souligne Nietzsche, il est possible de refuser la vérité, de ne pas l’accepter en notre être et de chercher refuge dans l’art et dans la création.Substituer « la puissance du faux » à la vérité est une façon de rendre la vie plus supportable, peut-être plus belle, et là encore d’éviter des souffrances ou des situations de pénibilité aux individus vivant au sein d’un monde qu’il difficile de changer par nos discours de véridicité.
Ensuite, nous pouvons recourir au mensonge pour améliorer nos rapports sociaux avec les autres. Si nous disons toujours la vérité aux personnes que nous fréquentons régulièrement, nous risquons d’être désocialisé. En affirmant à mes amis, lors des ultimes révisions du bac, qu’ils feraient mieux de travailler leurs cours de philosophie plutôt que d’aller tous les jours à la plage, je risque de ne plus avoir d’amis qui m’accompagneront à la plage une fois que j’aurai bien révisé la philosophie. Dire toujours la vérité peut s’avérer être déconcertant pour notre environnement social. Vladimir Jankélévitch prévient qu’il vaut mieux dire la vérité en la graduant plutôt qu’en l’énonçant intégralement, de manière brutale. Le mensonge peut atténuer la violence des rapports sociaux, les relations interpersonnelles dans des milieux tendus.
Enfin, mentir pour se protéger soi-même est préférable à l’impératif catégorique de vérité, à condition que la frontière entre la poursuite de ses intérêts privés à des fins malhonnêtes et le souci d’être en accord avec ses principes moraux, de se prémunir de contrariétés ou d’hostilités malveillantes à notre égard soit maintenue. Les questions philosophiques autour de la bioéthique ont posé des réflexions intéressantes quant aux rapports du patient à sa maladie, indépendamment de son environnement familial ou médical. En France, la loi du 4 mars 2002 précise qu’en cas de diagnostic grave le médecin doit faire part à la famille ou aux proches du patient de son état de santé afin qu’ils puissent lui porter assistance, sauf volonté contraire de sa part. Le consentement de l’intéressé prime sur le devoir de vérité du médecin à l’égard de l’entourage.
Le fait de se protéger soi-même en mentant est lié à la socialisation dont nous parlions précédemment. Pour prendre un autre exemple, il est difficile pour un jeune employé qui vient d’intégrer une entreprise, surtout s’il s’agit de son premier emploi, de dire la vérité sur les dysfonctionnements qu’il repère au sein de celle-ci. Il risque de se heurter à l’animosité des personnes plus anciennes, craignant pour leurs intérêts, et cherchant à nuire à cette jeune recrue ayant osé remettre en cause le travail de salariés censés être plus expérimentés que lui (mais pas forcément plus compétents). Si nous voulons être intégrés socialement, il faut éviter de dire une vérité menaçant les intérêts stratégiques d’autrui.
Ces arguments démontrent qu’il ne faut pas toujours dire la vérité. Bien entendu, ils n’impliquent pas que l’on doive faire du mensonge un impératif catégorique. Nous rejoignons Kant sur le fait que la vérité puisse être une valeur morale à prendre compte. Lorsqu’il a pour but la malversation, l’atteinte aux intérêts physiques et moraux d’autrui, la satisfaction de ses intérêts privés au détriment de l’intérêt général, le mensonge doit être condamné. Toutefois, nous pensons qu’il ne faut pas toujours dire la vérité. Protéger la vie d’autrui, rendre les rapports sociaux meilleurs ou se protéger soi-même en accord avec ses principes ont plus d’importance que l’énonciation de vérités brutales, blessantes ou nuisibles.