La graine d’«al jahilia» pourrit nos morts avant nos vivants

Dans toutes les civilisations, le pénible devoir humain d’enterrer un semblable est un moment de grand silence (on dit «silence religieux»), de profonde méditation, de généreuse humanité mêlée d’une exceptionnelle et sincère humilité devant l’ultime et totale impuissance du genre humain face à : La Mort !

Le silence des églises à Casablanca, à Amman, à Brasilia ou à Barcelone, ou la vastitude et la sublime beauté esthétique des mosquées, comme la mosquée Hassan 2, ou la fraîcheur qui apaise le corps, l’âme et l’esprit (mosquée Koutoubia de Marrakech -12ème siècle- ou la mosquée Djingareyber de Tombouctou- 14ème siècle-) vous préparent à la même componction, au même recueillement que permet la méditation sur soi, le détachement de soi et de ce monde. Sentiment qui nous inonde quand on marche, dans les allées de nos cimetières, derrière un parent, un proche, un ami, un voisin ou un confrère dont le récit de vie ici-bas prend fin. Comme nos mosquées, nos cimetières, qu’ils soient dans nos campagnes, modestes, dénudés, aux pierres tombales sommaires, sans épitaphes, ou qu’ils soient dans nos villes, tracés à la règle, aménagés en «quartiers», en blocs d’«habitations familiales» avec ornements recherchés, telle une ville sans nom et sans vivants, nos cimetières nous imposent le même silence («silence de mort» par respect aux morts), la même concentration sur soi, sur sa propre âme, sa propre destinée, sa propre communauté de vie et de foi.

Sans doute, vous vous dites que ce tableau pêche par un penchant creux, naïf, pour l’idyllique infinitude, ou par un automatisme facile qui aligne les mots qui rassurent et ne fâchent pas parce qu’ils tressent des évidences avérées ou souhaitées…En fait, il n’y a pas de quoi se fâcher mais bel et bien de quoi se révolter bruyamment, violemment même !

Dépotoirs d’immondices, souks sauvages sans nom, coupe-gorges au grand jour, repaires pour alcooliques, pour chapardeurs, renégats, brigands, déments ou déséquilibrés relâchés ou abandonnés, faux mendiants et fausses mendiantes, faux fossoyeurs, faux tolbas, faux Imams faux gardiens, faux tailleurs de pierres tombales, faux conservateurs des lieux…voilà ceux et celles qui peuplent, comme vivants, nos cimetières, ces demeures de nos morts ! Une horde bigarrée de faux métiers, aux fausses et dangereuses postures, d’énergumènes et de forcenés portés sur l’illégalité et la violence, le mensonge et la roublardise…de faux Marocains, en somme, si jamais, on croit toujours en une dignité et une civilisation distinguant ce peuple parmi ses voisins proches et lointains, qu’ils soient nos coreligionnaires ou non ! Révolte, répulsion, la nausée même, vous assaillent, alors que vous vous attendez à une communion silencieuse d’affligés en mémoire d’un disparu, de son âme et de son passage ici-bas…Or, vous n’êtes pas à l’abri d’une agression verbale, comme ce cri d’une permanente au cimetière «Ach Chouhada» à casa : «Aidez-nous, la maladie est partout, elle n’épargnera personne» ! Aboyée sur un ton menaçant et sentencieux, qui ne céderait pas à une telle supplique vociférée comme «prophétie», en réalité comme chantage à la mort avec la prétention de déterminer, voire de décider de votre destinée, vous, le mortel, marchant derrière la dépouille d’un autre mortel ?!

Un lynchage en règle des meurtris par la disparition d’un des leurs. Lynchage qui s’attaque à leurs poches, à leur peine, à leur dignité, à leur douleur, à leur foi, à la sérénité de circonstance qui doit les aider à supporter le chagrin pour pouvoir garder espoir en la vie comme survivants au cher disparu. Ce règne d’anarchie et de viol des cœurs, des poches et des âmes, faisant de la mort un fonds de commerce illégal et une arme de chantage, profite, in fine, à la graine d’«al jahilia», dont l’espèce enterrait naguère les filles (la «burqa» n’en est que la version « moderne » ou contemporaine) ou suppliciait sauvagement les ennemis, opposants ou simples contradicteurs…Et ceux qui croient qu’une telle anarchie du temps de la «jahilia», qui pourrit nos morts et nos vivants, ne sévit que dans certains de nos cimetières se trompent. Cette graine empoisonnante, pour la vie comme pour la mort des humains, envahit tous nos cimentières, en en faisant un terreau où elle se nourrit de la vigueur nécessaire pour, ensuite, envahir le monde des vivants, hors des murs des cimetières ! «al jahilia» prend appui sur la mort des vivants pour ensuite précipiter les vivants dans la mort, autrement plus atroce, car, d’abord, elle corrompe et  déchiquète le cœur, l’âme, l’esprit, l’intégrité et la dignité de l’Humain. Elle fait exploser toutes ces dimensions qui nous font «espèce humaine».

Que l’enterrement soit celui d’un martyre, d’un dignitaire, d’un riche, d’un pauvre, d’un homme de pouvoir ou d’un mort-né, la horde d’«al jahilia» encercle le cortège funéraire : voici les faux dévots qui phagocytent les rites (malékites séculaires) de la cérémonie des obsèques, ânonnent horriblement prières et suppliques avec hypocrisie  et dessein noir dans l’œil; voici des fossoyeurs ou creuseurs de tombes d’un jour, des tolbas d’un jour, des imams d’un jour, des prêcheurs incultes et inconnus…Bref, tous les types de resquilleurs, d’imposteurs, de déviants, de brigands, de déséquilibrés, de violents (par le verbe ou par le geste) prennent les devants sur les proches du défunt, profitant de la confusion des pleurs et des genres pour cannibaliser l’âme du mort et en faire une marchandise recyclée à vendre, à gauche et à droite, à ses survivants, totalement occupés par la mise en bière. Par l’usurpation, la traitrise, l’altération des rites et des textes sacrés, le «grissage» même, bien de chez nous, la curée s’adonne à cœur joie dans la rapine des âmes et le vol tout court. L’enterrement, moment des plus dignes et des plus solennels pour l’humain, tourne à une épreuve de torture, de crainte et de peur, d’humiliation, d’avilissement et d’ensevelissement de l’âme de tout un peuple, de toute sa culture millénaire, de son humanité comme de sa foi ! Al Mounkar !

Qui est responsable? Naguère, le grand romancier russe Dostoïevski décrivit les serfs/esclaves de la Russie tsariste comme des «âmes mortes». Nous, nos «âmes mortes» sont celles qui sont en charge de nos lieux de mort : nos cimetières. Elles ne sont pas esclaves, mais, au contraire, par leur laxisme impuni, elles aident «al jahilia» à nous rendre esclaves sans âmes ni dignité…Ou bien sont-elles complices?

A mauvais entendeur, osons donc cette accusation de complicité – consciente ou non- dans la propagation d’«al jahilia» parmi nos vivants à partir des dernières demeures de nos morts !

Jamal Eddine Naji

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