La question du premier film

compose est en soi une problématique qui mobilise un vaste champ théorique et méthodologique. Par exemple : que veut-on dire par « premier » ? C’est le premier en termes de sortie ? De tournage ? A quelle date arrête-t-on la naissance d’un film ? Quel format prendre en considération, court ? Long ? Quel genre : documentaire ? Fiction ? La question de la nationalité aussi n’est pas évidente : la nationalité du réalisateur ? Celle de la production ?
En 2007, les Egyptiens avaient célébré le centenaire de leur cinéma en se référant à un court métrage, documentaire, signé par un cinéaste d’origine turque !
Si l’on se livre, pour le cas marocain, à l’exercice du sondage d’opinion on se rend compte que les réponses varient selon l’angle choisi. Pour les cinéphiles par exemple, leur religion est faite. « C’est indéniablement Wechma de Hamid Bennani » nous dit un cinéphile de la première heure Si Mostafa Dziri qui ajoute : « c’est vrai que chronologiquement on peut gloser longtemps, mais le premier vrai film marocain, c’est Wechma ». Un film de 1970, né d’une initiative privée.
Pour le cinéaste-documentaliste Bouchta Elmachrouh, le cinéma des premiers temps a une autre histoire à écrire au-delà des fantasmes sur d’hypothétiques voyages des frères Lumière au Maroc ; préparant un film dans ce sens, Elmachrouh avance l’hypothèse que le premier film marocain tourné au Maroc est… Fantasia de Gabriel Veyre en 1901. « Il s’agit en fait d’un film tourné en deux versions ; et après avoir vu les deux copies je dirai que la deuxième est plus réussie en  termes de qualité d’images ». De quoi s’agit-il ? « Tourné à Marrakech, il s’agit d’un plan séquence de 17 secondes montrant des cavaliers à l’œuvre et se terminant par la fameuse salve du baroud ». S’agissant cette fois du premier marocain ayant tourné avec une caméra, ELmachrouh est catégorique «  c’est bel et bien le Sultan Moulay Abdelaziz ».
Ahmed Fertat, critique de cinéma, s’est très tôt intéressé aux questions relatives à l’histoire du cinéma marocain ; c’est lui certainement qui a sorti Mohamed Ousfour de l’oubli en lui consacrant un livre fort documenté. Cependant pour cette question  de premier film, Ahmed Fertat avoue hésiter pour trancher ; certes, il souligne avec force le rôle pionnier de Ousfour, mais il précise  quand même son choix ; «  je pense qu’il faut réhabiliter un grand film et un grand cinéaste, c’est Jean Fléchet et son film Le collier de beignets (1957) ».
Il est rejoint dans cette démarche par l’un des pionniers du cinéma marocain, Latif Lahlou : « Certes, dit-il,  la nationalité du réalisateur est déterminante dans l’identité d’un film  et dans ce sens, il est tout à fait légitime de considérer  Mohamed Ousfour comme l’auteur du premier film marocain…Un décor, ou le lieu de l’histoire du film voire des personnages autochtones ne suffisent pas à forger l’identité d’un film…Cependant,  je trouve qu’un cinéaste comme  Jean Fléchet mérite d’être réhabilité comme figure historique du cinéma marocain. Son  film Brahim, ou Le collier de beignets (1957) est tellement imprégné de la culture locale que sa marocanité ne fait aucun doute. ». Un  argument juridique plaide en faveur de la thèse de Latif Lahlou, Brahim est une production du Centre cinématographique marocain.
Autre son de cloche chez la jeune cinéaste Selma Bergache (La cinquième corde). Lors de ses études supérieures, elle a été amenée à réaliser une recherche académique sur le cinéma marocain et elle a été confrontée à la question de la filmographie historique marocaine. De ses pérégrinations historiques, elle revient avec une conviction : « c’est Mohamed Ousfour et son film, Le fils maudit, qui ouvre la page de l’histoire du cinéma marocain. C’est un moyen métrage de 50 minutes, précise-t-elle. Il a été tourné par Ousfour vers 1956, mais le film n’a eu son visa d’exploitation qu’en 1958 ». C’est donc sa date de sortie qui est prise en considération. Mais qu’en est-il des autres «  films » d’Ousfour ?
«Effectivement, Ousfour a accumulé pas mal de petits films tournés avec une petite caméra qu’il avait achetée dès l’âge de 15 ans. Il a tourné son premier film en 1941, mais c’est le fils maudit que je considère comme son travail inaugural se distinguant par sa vision du cinéma produit à l’époque appelé cinéma colonial».
Le chercheur universitaire Youssef Ait Hammou, spécialiste de la réception populaire du cinéma abonde dans ce sens : « Pour moi, le premier film marocain est nécessairement Le fils maudit d’Ousfour. Quand j’ai vérifié le premier film pour  différentes nationalités, j’ai découvert que le critère de nationalité du réalisateur et la thématique identitaire sont partout  prioritaires. Alors pourquoi ne pas appliquer ce critère au cinéma marocain ?
Conséquence: 1) le cinéma colonial n’est pas marocain, mais il fait partie du patrimoine culturel marocain. 2) le film Wechma et la filmographie des années 60, malgré leur qualité technique, ne peuvent pas occuper la place du Fils maudit! » Mostafa Derkaoui, cinéaste de la génération des années 70, apporte une autre précision « Oui, nous dit-il d’emblée, il y a le mérite d’Ousfour et il y a un large consensus autour de son rôle mais pour moi, le vrai premier film marocain, en termes de production, est un film perdu et qui mérite une recherche. C’est une production on ne peut plus officielle puisque c’est une production de la RTM et du CCM qui ont fait appel à un collectif de cinéastes où il y avait les premiers lauréats de l’IDHEC arrivés au Maroc : Bouanani, Abderrahmane Khayat…et d’autres. Ce collectif a été chargé de réaliser, vers 1963-1964,  un film pour célébrer la grande fête de la jeunesse, organisée en Juillet de chaque année. Des moyens importants ont été mis à la disposition du groupe.  Une fois terminé, Générations, hadith alajial, c’est le titre du film, a été présenté en avant première aux officiels. Ceux-ci  n’en croyaient pas leurs yeux, choqués par le contenu : le film a été retiré du programme des festivités et enterré ; considéré comme œuvre… communiste !!!! ». On raconte dans ce sillage que des conseillers du ministre de l’information de l’époque lui ont suggéré d’édicter une loi sélectionnant « des enfants de bonnes familles »  pour aller étudier le cinéma…pour éviter qu’ils ne tombent entre les mains des communistes. « Depuis, on ne sait plus ce que le film est devenu, peut-être détruit ou égaré quelque part », conclut Mostafa Derkaoui.

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