La société de délation

Une nouvelle variante du totalitarisme ?

«Ayez des espions partout !» Sun Tzu (L’Art de la guerre)

Un reportage, plus proche plutôt de la publi-rédaction, du JT de la première chaîne et un spot promotionnel du comité  national des accidents de la circulation routière nous  disent, en filigrane, les prémices de la nouvelle société qui se dessine dans les confins de la mutation numérique.

Le premier nous rapporte non sans une dose de fierté la description de l’entrée en vigueur du nouveau gadget dont se sont équipés les éléments de la gendarmerie royale chargés du contrôle de la circulation sur les grands axes routiers. Il s’agit d’une mini-caméra portée par l’agent et qui filme toute opération menée par celui-ci à l’égard d’un éventuel contrevenant. Le commentaire du journaliste comme les déclarations des gendarmes et de quelques citoyens choisis à une station de péage ont tous été unanimes pour vanter les mérites de cet «œil» qui vient contrôler les uns et les autres. Les protéger nous explique-t-on ; les uns, les usagers de tout abus possible et les représentants de l’autorité de toute «agression ou violence» -sic- émanant des citoyens. En termes de publicité, on ne peut faire mieux ! D’autant plus que côté casting pour le choix des deux agents de la loi, la représentante de la gent féminine était imposante par sa beauté et son charisme. Un charme qui a fait certainement oublier au journaliste de prendre de la distance par rapport à son sujet et de se poser d’autres questions notamment vis à vis de l’intrusion de cet œil dans la vie des gens et la question centrale du droit à l’image (mon image est une donnée personnelle : sa conservation, son utilisation ou sa diffusion dépendent de moi).

Le spot du comité de prévention des accidents de la circulation est quant à lui plus explicite encore dans sa logique de surveillance : il invite tout simplement les citoyens à la délation pure et simple. On voit en effet des voyageurs dans un bus. Il fait beau ; les gens sont beaux comme dans un conte. Le méchant c’est le chauffeur. Ayant apparemment commencé à conduire avec imprudence, l’un des voyageurs appelle un numéro pour rapporter le méfait. Et comme dans un joli conte pour enfants, le message est arrivé entre de bonnes mains…puisque rapidement une équipe du contrôle routier a intercepté le conducteur fautif et l’infraction a été confirmée par le « mouchard » dont sont équipés les véhicules. Un plan révélateur vient clore ce récit en superposant l’image des deux «mouchards» : l’humain et le technique.

Moralité des deux séquences : pour arriver à bon port, il faut que quelqu’un rapporte. Là une caméra, ici un téléphone. La sécurité, oui mais à quel prix ?

Ces deux exemples (je peux en rapporter une multitude) sont les indices révélateurs d’une dérive sociétale dangereuse portant atteinte à l’intégrité des individus. Nous entrons petit à petit dans ce que des sociologues appellent désormais «la société de surveillance». Une société obsédée par le contrôle et qui ne cesse de développer des mécanismes de surveillance avec une confiance aveugle dans les gadgets que met à sa disposition la révolution numérique. La recrudescence de ces formes multiples de contrôle et de surveillance fait de chaque citoyen un suspect potentiel. L’espace public est devenu une sorte de western où chaque «cowboy» est muni d’un téléphone, d’une caméra…prêt à dégainer pour transformer tout acte de la sphère privée en acte public. Dans des sociétés où le sur-moi civique est embryonnaire voire inexistant, ce paradigme techno-sécuritaire devient un déni des valeurs fondatrices que sont la liberté et la sécurité de chaque individu. Un sentiment totalitaire en résulte. La littérature et le cinéma ont déjà anticipé cette société livrée à la surveillance et à la délation, à l’œil omniprésent de big brother. Je renvoie ici à deux titres mythiques : 1984 de G. Orwell et Minority report de Steven Spielberg.

Etant à la veille d’un scrutin législatif important, les citoyens soucieux de leur liberté et  de leur intimité devraient se mobiliser pour inciter les futurs parlementaires à éditer des lois qui protègent le droit à l’image, le droit à l’anonymat et à la vie privée. En leur rappelant ce conseil de Benjamin Franklin : «Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre. Et finit par perdre les deux».

Les termes péjoratifs abondent dans la langue française pour stigmatiser celui qui dénonce: mouchard, cafteur, balance, corbeau. Bref, on abhorre la délation!

André Comte-Sponville: La délation est coupable par définition, comme le confirme le Petit Larousse: «Dénonciation intéressée et méprisable». Dénoncer est, en revanche, un terme neutre. La délation est une faute, car elle n’est pas fondée sur l’amour de la justice, sur la volonté de protéger les victimes ou les faibles, mais sur l’intérêt personnel.

Mohammed Bakrim

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