L’arrestation, ce19 novembre 2018 du patron de l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi à sa descente de son jet privé à l’aéroport de Tokyo, devant les yeux des caméras a fait l’effet d’une bombe, non seulement dans le microcosme industriel, mais dans tous les milieux financiers et économiques et au sein de toutes les chancelleries. Carlos Ghosn était le bâtisseur du plus grand empire automobile mondial, il était souvent reçu avec les honneurs dus à un chef d’Etat. C’est lui qui a sauvé Nissan en 1999 de la faillite en en assurant la reprise et le redressement. Il a été ensuite l’artisan du rapprochement puis de l’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi. qu’il a rehaussé au rang de premier constructeur automobile mondiale, ce qui a fait de lui l’un des capitaines d’industrie les plus adulés.
Aujourd’hui, cela fait bientôt 3 mois qu’il est maintenu en garde à vue, dans le centre de détention de Kosuge, au nord de Tokyo. Il est incarcéré dans une cellule exiguë et spartiatede 6,50 m², en guise de repas il n’a droit qu’a 3 ordinaires bols de riz par jour et ne peut prendre que deux douches par semaine. Son séjour dans les geôles japonaises particulièrement sévère, ne tenant absolument pas compte des faits d’armes de cet homme auquel tout à réussi jusqu’à maintenant, mais qui n’a pu s’arrêter à temps pour éviter cette chute fracassante à l’image de son ascension fulgurante. Il encourt au Japon une peine de 15 ans de réclusion criminelle. Les juges japonais lui ont refusé la libération sous caution à deux reprises et ses avocats introduisent une troisième demande de mise en liberté, en espérant, sans grande conviction, convaincre le procureur en contrepartie du retrait de ses trois passeports. Chaque fois, le refus de la mise en liberté motivé par le risque de fuite hors du Japon, étant donné la personnalité internationale de Monsieur Ghosn.
Officiellement, l’ex-patron de l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi a été mis en examen au titre de deux chefs d’accusation, le premier constitue l’infraction de « minoration de revenus »: dans les rapports financiers que Nissan présente annuellement aux autorités boursières, le parquet japonais reproche à Carlos Ghosn de ne pas avoir déclaré tous ses revenus (de 2010 à 2018 un montant de 4 milliards de yens, soit environ 32 millions d’euros), car même s’il avait déclaré ses salaires, il n’avait pas déclaré les revenus différés, qu’il aurait prévu de toucher à sa sortie de Nissan selon les juges.
Le deuxième chef d’accusation concerne l’infraction d’ »abus de confiance aggravé » qui découle, selon le procureur nippon, pour Carlos Ghosn d’avoir fait passer dans les comptes de Nissan des pertes sur des investissements personnels. Il s’agit en effet d’un montage financier complexe qui avait été mis en œuvre par Ghosn remontant à octobre 2008. Alors qu’il était payé en yen chez Nissan, il avait besoin de dollars, pour ce faire, il réalise un swap de devises chez une banque japonaise. À fin 2008, c’est la crise financière, le yen augmente et le dollar s’écroule, les positions de Carlos Ghosn sont fortement déficitaires (plus de 15 millions de dollars de pertes), alors, la banque lui demande soit de clore ses positions au lieu de perdre beaucoup d’argent ou bien, si il veut maintenir ses positions ouvertes, d’apporter une garantie. Il fait appel à l’un de ses amis, un milliardaire saoudien, pour que sa banque lui fasse une lettre de crédit. Ultérieurement, le procureur nippon trouve cela louche et considère ces faits comme de « l’abus de confiance aggravé » étant donné que Nissan a payé ensuite le milliardaire saoudien en lui faisant plusieurs versements sur les comptes de ses entreprises, sans que ces versements ne soient liés, dit le procureur nippon, à des justifications économiques réelles. Carlos Ghosn dément tous ces faits et dit aujourd’hui pouvoir justifier tous ces versements.
En l’espace de quelques jours, l’ex-patron de Renault-Nissan est passé du statut d’une idole déifiée à celui d’un vulgaire délinquant en col blanc auquel on met la main au collet, de celui d’un empereur célébré à celui d’un voleur honni. Il a tout perdu. Brutalement tombé dans les affres de la détention sans aucun ménagement par une justice pénale des plus rigoureuse. Et malheureusement pour lui, son statut d’intouchable ne peut lui être d’aucun secours face à une justice japonaise indépendante et redoutable.
L’empereur déchu n’a eu droit à aucune bienveillance, il a été lâché aussi bien par les entreprises qu’il dirigeait que par l’Etat français qui, ayant découvert sur le tard d’autres déconvenues, comme le fait qu’il soit résident fiscal aux Pays-Bas depuis 2012 ou qu’il préparait son exil fiscal définitif en Suisse pour l’année 2019, tourne officiellement la page Ghosn.
Et comme à la suite de la chute de tout empereur adulé publiquement mais haï en secret, la fièvre s’est emparé aujourd’hui des esprits qui commencent à voir le mal partout : Ghosn aurait organisé le 3 mars 2014 un dîner gargantuesque, officiellement pour célébrer le 15eme anniversaire de l’Alliance Renault-Nissan, or cette date correspondait pile au 60eme anniversaire de Carlos Ghosn, addition de la soirée : 60 000 € réglés par les deux constructeurs. Il aurait aussi organisé au Château de Versailles sa fête de mariage aux frais de l’Alliance, ou encore multiplié les filiales installées au Pays-Bas qui servaient, en réalité, à financer ses multiples acquisitions immobilières aux quatre coins du monde.
Comment expliquer cette déchéance digne d’un drame shakespearien ? Quels ressorts psychologiques sous-tendent le naufrage tragique de ce grand technocrate ambitieux?
Pour connaitre un tant soit peu la psychologie du personnage Ghosn, il faut se remémorer son passé, élève hyper doué, puis ingénieur X-mines brillant, Michelin et ensuite adoubé chez Renault par son emblématique patron Louis Schweitzer, il y restera jusqu’a son dernier débarquement. Après le rapprochement avec Nissan, il a été alors le faiseur de miracles économiques, le redresseur de difficultés les plus infranchissables de l’entreprise. Un sentiment de toute-puissance s’empare de celui qui percevait un salaire de 8 millions d’euros– que lui versait Renault– en plus de 6,5 millions de dollars de Nissan et 2 millions de Mitsubishi, soit 240 fois le salaire minimum en France. Dans ces conditions, on peut rarement garder le contact avec la réalité, la solitude du pouvoir amplifie cette déconnexion cela mène inéluctablement vers une autosatisfaction et un narcissisme exacerbé, le manque de recul, la négligence des garde-fous entraînent l’irréparable.
Cette négligence est apparue bien avant, lors du rapprochement, quand les fonctions industrielles étaient convergées, sans base juridique consolidée, ce qui était dangereux, voire fatal pour le dirigeant-actionnaire. Dans le cas de l’Alliance Renault-Nissan, la fusion des deux groupes était presque réalisée au niveau industriel. Le cheval de Troie résidait dans les arcanes juridiques devant encadrer la gouvernance et la répartition des pouvoirs économiques du nouvel ensemble, qui faisaient défaut ou n’étaient pas suffisamment bien ficelés. Les derniers PV des assemblées générales consultés démontrent que la gouvernance selon le montage consacré ne donnait tout le pouvoir ni à Nissan ni à Renault, mais à une filiale hollandaise, Renault Nissan BV (RNBV). Mais tout cela avec la l’approbation des deux conseils d’administration qui n’hésitent pas aujourd’hui à disgracier son architecte.
Carlos Ghosn l’industriel restera à tout jamais, en termes de management efficient de conglomérats synonyme de légende, mais Carlos Ghosn l’homme, n’a vraisemblablement pas pu exorciser les démons inhérents au pouvoir illimité. La rapacité opportuniste et l’avidité démesurée occasionnent inexorablement la désagrégation archétypale du mythe. De cette irrésistible déchéance presque volontaire ou du moins inconsciente, Roger Nimier a pu écrire qu’«Il est fréquent d’aimer les abîmes, il est juste de s’y précipiter, mais il est étrange d’accepter d’y descendre lentement, pas à pas, et d’envelopper cette déchéance d’une douceur qui trompe tout le monde et soi-même».
Abdelatif Laamrani
(Avocat au Barreau de Casa et Paris)
Casablanca, le 10 février 2019