Le prodige de la littérature et la spéculation philosophique

Entretien avec Hassan Moustir

Par Noureddine Mhakkak

Hassan Moustir est professeur à la faculté des lettres de Rabat. Membre fondateur et représentant Afrique du Nord de l’AIELCEF, il a à son actif plusieurs publications dans le domaine de la francophonie littéraire, de la postcolonialité ainsi que de la théorie systémique appliquée à la littérature et à la culture. Il co-dirige Des lieux de culture. Altérités croisées, mobilités et mémoires identitaires, (Presses Universitaires de Laval, 2016) ; Arts plastiques et littérature francographe au Maroc, Localité et mondialité (Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Rabat, 2017) ; De la médiation et de la diversité. Textes, cultures, discours (Publications de la FLSH de Rabat, 2020) ; De la culture à table. Poétique et esthétique de l’objet culinaire (Publications de la FLSH de Rabat, 2020). Plus longue sera ta vie est son premier roman, paru aux Éditions Douro et Encre rouge en janvier 2021. Voici une interview avec lui.

Que représentent les arts et les lettres pour vous ?

 Je dois imaginer leur absence pour comprendre ce qu’ils signifient pour moi, peut-être à mon insu. Je ne serai tout simplement pas en train d’écrire ces lignes. Non pas que l’existence se réduise à ces expressions de l’être – beaucoup d’écrivains ont dit pouvoir revenir à une vie « ordinaire », certains se sont réduits au silence ou ont même tourné le dos « rimbaldiennement » à l’écriture. Ce sont des expériences particulières qu’on ne peut oser qu’après avoir accompli un certain destin, en l’occurrence celui d’écrire, faire œuvre de façon générale. Moi je ne peux imaginer pouvoir exister sans aller vers un livre, peut-être pourrais-je en revenir, mais il faut d’abord faire la moitié du trajet. Mais tant que je vais vers un livre, les choses ne semblent exister pour moi que représentées, elles n’ont pas d’autres existences plus épaisses, plus consistantes en dehors de leur représentation. Sans livre, la vie est insignifiante.

Que représente l’écriture pour vous ?

Je viens de le dire, l’écriture est définitoire. J’ai toujours écrit, j’ai rarement publié, en dehors de mon parcours académique, si bien que je me demande aujourd’hui quel destin (vocation ou carrière comme disent les gens de l’entreprise) devait réellement s’accomplir en premier. Sans doute parce que je n’ai jamais considéré la publication d’une œuvre de création comme une priorité, je ne voulais pas être auteur coûte que coûte, c’est dangereux si ce diable de la publication nous titille. Écrire devrait, si c’est un élan irrépressible, se suffire à lui-même.

Pour répondre plus frontalement à la question, écrire est moins un acte qu’un état d’esprit, une disposition. Marguerite Duras en parle mieux dans Écrire. Pour ma part, je crois qu’il y a une polysémie imperceptible du verbe, non formalisée. Dans un cas ça voudrait dire affronter un langage, linéariser des pensées au moyen de la langue ; dans l’autre, ça signifierait habiter un lieu de paroles essentielles, où la densité du sens et notre effervescence peu durable, à chaque fois, nous dictent de trouver des mots dans une forme d’urgence intime et personnelle que nous ne voudrions pas d’abord partager. Quand je suis dans un tel état, alors j’écris.

Parlez-nous des villes que vous avez visitées et qui ont laissé une remarquable trace dans votre parcours littéraire.

Je vais vous dire juste ce qui me traverse l’esprit, Istanbul, Berlin, Casablanca, Paris, Miami, Porto, Cracovie, Ceuta, Montréal, Amiens …

Mais je risque peut-être de vous étonner si je vous disais que de toutes les villes, Meknès est celle qui me concerne le plus, et je suis ravi d’en trouver évocation et trace en littérature, comme récemment dans Rawae Makka de Hassan Aourid, dans Le Pays des autres de Laïla Slimani ou encore dans L’historiographe du royaume de Maël Renouard. De ville de naissance elle est passée chez moi en ville de conscience.

Que représente la beauté pour vous ?

C’est un bon sujet de discorde. Je ne crois pas trop aux canons ni au nombre d’or. C’est une affaire de résonnance : on peut s’émouvoir d’une chose, d’un spectacle, d’une forme, d’un arrangement, etc. alors que cela laisse indifférent une autre personne. La clé est donc l’émotion que provoque ladite beauté et non la beauté en elle-même. Ceci dit, il y a une forme de consensus qui se forme, à une échelle extra-individuelle, autour d’un jugement esthétique à chaque époque, à chaque génération. Les goûts évoluent, parait-il, mais ceci ne nous empêche guère de ne pas être de son temps. On peut apprécier une œuvre classique. Cela marche aussi dans l’autre sens temporel : on peut créer une œuvre qui ne sera considérée comme belle que plus tard, le temps que se forme un nouveau regard. Pour moi donc la beauté est à la fois subjective et diachronique.

Parlez-nous des livres que vous avez déjà lus et qui ont marqué vos pensées

Beaucoup de livres m’ont interpelé, parlé, marqué. Aussi ne m’étalerais-je pas là-dessus, par nécessité et non par pudeur.

La vingtaine je lisais déjà Cioran, presque tout Cioran ; c’était une œuvre décisive et il m’a fallu longtemps pour en mesurer l’effet sur mon caractère. Kandinsky et Foucault faisaient aussi partie de mes lectures favorites et par des chemins sinueux j’en suis venu à lire Edward Saïd en qui je reconnais comme une voix familière. À chaque fois que j’éprouve le besoin d’une conversation amicale profonde et sincère j’ouvre L’Intellectuel et le pouvoir ou Dans l’ombre de l’Occident. Je m’y alimente pour réajuster le ton en quelque sorte.

Pour la littérature, Fictions de Borges est un livre qui m’a longtemps accompagné. Il incarne pour moi à l’état pur. La littérature comme supercherie du langage je veux dire, en ceci qu’elle est création d’un monde qui ne se vérifie que dans les potentialités des mots et de leur tissage. Un monde auquel on peut croire davantage qu’au monde dit réel. Sur un autre plan, ayant un penchant pour les sciences humaines et une curiosité pour les sciences dites dures, notamment la physique, j’y trouve (et dans toute l’œuvre de Borges d’ailleurs) une conciliation de ces savoirs divers. La spéculation philosophique n’y manque pas, le questionnement de l’espace et du temps non plus, ce qui est la matrice première de toute fiction.

J’ajouterai une note spéciale pour la poésie en ne citant que des noms, somme toute des orientations de ma sensibilité, en évoquant entre autres Mejjati, Laâbi, Darwich, Bonnefoy et Jaccottet, à la fois pour l’engagement du verbe poétique et son désengagement. Car même quand la poésie prétend édifier un lieu autre, un lieu d’intensité, le « vrai lieu » de Bonnefoy à titre d’exemple, elle est miraculeusement engagée pour la plénitude du sens. Je me pose cette question : qu’est-ce que la poésie ? et, partant, qu’est-ce qu’être poète ? La poésie n’est pas que sophistication de la langue, c’est un langage, on peut le comprendre comme on peut lui rester fermé. Langage au sens de codage, pensons ici aux langages informatiques pour lesquels la maitrise de la langue n’est d’aucun secours. La poésie n’est pas ce qu’écrivent les poètes, pour pasticher une célèbre maxime sur l’art. Si la langue et le monde ne sont pas préalablement codés dans la sensibilité du poète, alors il n’est pas poète même s’il écrit de la poésie.

Quelle est votre dernière publication ?

La dernière est un premier roman, Plus longue sera ta vie, paru aux éditions Douro ce 15 janvier 2021.

Quelqu’un m’a demandé le pourquoi de cette parution en France. L’une des raisons est que c’est un roman où des destins franco-marocains se croisent, ponctué par des voyages en aller-retour entre le Maroc et la France, sorte de chassé-croisé (d’ailleurs la première scène du roman se passe dans un aéroport).

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