L’enfant terrible de l’abstraction au Maroc

Jilali Gharbaoui 

Mohamed Nait Youssef

Il y a des départs tragiques ayant bouleversé la scène artistique nationale et internationale. Tel le sort si triste de Jilali Gharbaoui, figure monumentale de la peinture marocaine, décédé à 41 ans sur un banc du Champ-de-Mars à Paris. Certes, il a eu une fin d’artiste maudit, mais son passage dans le monde des vivants fut remarquable, en laissant derrière lui une œuvre échappant à toute classification. Précurseur, créateur et pionnier de l’art abstrait au Maroc, souvent oublié, Gharbaoui n’a pas, malheureusement, connu de son vivant le succès qu’il méritait tant. Triste destin ! Or, l’artiste a contribué à mettre les jalons d’une modernité artistique vivante déclarant une nouvelle ère pour la scène plastique marocaine et continentale.  

Né en 1930, Gharbaoui, jeune orphelin, a mené une vie complexe et compliquée. En revanche, sa seule issue et son l’ultime échappatoire était la peinture qui lui a plus ou moins sauvé la peau et la vie. «L’unique passion de Gharbaoui était la peinture. Puissante et provocante, son œuvre ne pouvait trouver grâce aux yeux du public marocain des années cinquante, habitué à une peinture figurative. C’est ce qui a valu à l’artiste d’être conspué, rejeté et condamné pour sa singularité. Il bénéficie aujourd’hui d’une gloire posthume qui justifie la formule de phénomène Gharbaoui», peut-on lire dans le beau  livre « Jilali Gharbaoui: Le messager de l’exil » de Latifa Serghini, paru aux Studiolo Editions.

Des débuts difficiles et des rencontres déterminantes

Des débuts difficiles. Il a en effet, affronté son vécu en vendant les journaux, mais sans rompre le lien avec la peinture. D’abord, il a fait  à l’école de Fès, où il avait suivi les cours de l’Académie des arts. Sa rencontre avec l’écrivain Ahmed Sefrioui a changé ainsi son dessein. Car, c’est grâce lui qu’il a obtenu en 1952, une bourse pour suivre la formation de l’école des Beaux-Arts de Paris, puis l’académie Julian. Sa vie mitigée, partagée entre le Maroc, la France et la Sicile, a été marquée par des rencontres enrichissantes ayant apporté une valeur ajoutée à ses travaux et surtout à sa démarche artistique.  Au début, il a été influencé par le courant impressionniste, avant de se tourner par la suite vers l’expressionnisme allemand. Mais, seule l’abstraction était assez capable d’exprimer ses états d’esprits et son regard sur le monde. 

À Paris, il faisait la connaissance du célèbre poète et peintre  Henri Michaux. Les deux partaient à la quête de nouveaux horizons plus créatifs dépassant les dogmes et les postulats. Sur son chemin de recherche artistique, il croise le critique d’art Pierre Restany qui l’introduit dans les milieux artistiques parisiens dont le groupe des artistes informels. Cette rencontre définitive lui ouvre les portes des musées et des galeries aux États-Unis, au Japon ainsi que  d’autres pays.

Père de l’art moderne au Maroc

Jilali Gharbaoui, à l’instar de Ahmed Cherkaoui, est l’un des précurseurs de l’art moderne au Maroc, en introduisant des nouvelles formes, compositions et des caractéristiques de l’abstraction. Dans sa solitude et son exil choisi, il a créé une œuvre prolifique puisée dans un terreau de déracinement.

 «Son cheminement témoigne d’un moment de l’histoire du Maroc, de son indépendance et de ses bégaiements culturels et linguistiques hélas encore vivaces. Jilali Gharbaoui s’est placé dans l’entrelacs, et en cela marque un tournant, une rupture. Il a rompu les amarres du conservatisme et de la tradition, mis à distance les revendications patrimoniales et identitaires pour amorcer une transition, dans l’univers pictural marocain vers une modernité vivante et assumée et incarné par son travail, une hybridité, hors de toute idéologie et des sempiternelles oppositions entre Orient et Occident, ou entre tradition et modernité», souligne Latifa Serghini dans son livre,  « Jilali Gharbaoui: Le messager de l’exil. »

Solitaire, le peintre a fait face aux aléas de la vie discrètement, dans l’ombre. La lumière était importante dans ses recherches. Selon lui, elle est capitale, car elle nous lave les yeux.

 «Qu’il nous touche encore aujourd’hui, ne revient pas uniquement à sa peinture. En réalité, Gharbaoui nous renvoie à nous mêmes. Il est parti dans le silence et la résignation d’un exil que beaucoup continuent à porter en eux, et laisse derrière lui un trouble aux relents de culpabilité. Son départ engendre une émotion partagée : il révèle la violence du sentiment d’abandon propre à cette génération post-indépendance dont les attentes n’ont d’égal que la déception, et pour qui l’amertume remplace l’espoir. En cela, il crée un mythe propre, et s’inscrit durablement dans la mémoire collective. C’est un messager de l’exil», peut-on lire dans le beau livre  de Latifa Serghini.

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