Les Fantômes de nos filles violées hantent nos écoles

En l’an 2000, la cinéaste iranienne Samira Makhmalbaf a pu, à 20 ans, faire arracher des griffes des Mollahs censeurs une fresque humaine des plus émouvantes sur le rêve exclusivement propre à l’Homme : apprendre à lire et à écrire.

Dans son «Tableau noir» («Takhte Siah», en perse), long métrage de 85 mn (Prix du Jury, Cannes, 2000; Grand Prix du Jury, Festival international du film de Los Angeles, 2000), Samira fait courir et grimper dans les montagnes du Kurdistan iranien, sans cesse bombardées, une poignée d’instituteurs pas comme les autres…Sous les bombes et pieds nus, avec leurs tableaux noirs accrochés au dos, ils cherchent éperdument des élèves à qui ils pourraient apprendre à lire et à écrire! Comme des naufragés têtus, ils ne s’occupent guère de leur propre sort, ne cherchent pas à se mettre à l’abri des bombes, tentant d’arrêter vieillards, femmes et enfants en fuite, en leur vantant leur offre gratuite : «Venez, venez, arrêtez-vous, je peux vous apprendre à lire et à écrire, regardez, j’ai un tableau et de la craie !» crie l’un d’eux titubant sous le poids de son tableau, plus large que ses frêles épaules. Ni un groupe de vieillards qui essaient de rejoindre leur terre natale, ni un groupe d’adolescents exploités comme «mules» par des trafiquants de marchandises et qui tentent de passer en Irak, ne cèdent à l’offre – si irréelle, en la circonstance- de ces «instits errants», «prophètes errants» pour de vrai !

Sublime et intelligente parabole de la cinéaste pour célébrer la seule foi qui vaut un tel sacrifice, la foi en l’école, qui, seule, peut faire barrage perpétuel au crime, à la guerre, à l’exploitation de l’enfant, à la misère, au désespoir, à la haine de l’adulte pour l’enfant, de l’occupant pour l’occupé, à la discrimination du pauvre, du faible, du minoritaire, de la femme et de la fille, au viol de ces dernières…

Depuis que notre école a commencé son inexorable descente aux enfers, sombrant chaque année davantage, c’est-à-dire depuis le début des années 80, années de triste mémoire plombées par les «PAS» (Programmes d’ajustements structurels) des institutions financières internationales qui, au pas de charge, ont fait «passe», dans les pays dits «en développement», sur l’école et le dispensaire, entre autres, on ne cesse d’assister, impuissants tous, à la faillite de notre système d’enseignement. Faillite quasi-abyssale dont attestent certaines histoires que notre presse rapporte comme simples «fais divers» : des élèves qui tabassent leurs enseignants, qui les poignardent, les assassinent même parfois, des étudiants qui s’entretuent à l’arme blanche dans l’enceinte, jadis sacrée, de leurs campus, qui organisent des procès fascistes, précédés ou suivis de lynchage en règle des victimes accusées par la «vox populi», qui tondent et torturent une employée (la jeune Chaimaa à l’université de Meknès, en mai dernier), qui séquestrent pour des jours un doyen ou une doyenne ou leur interdisent leurs bureaux (Mohammedia, Meknès, Fès, Casablanca…). Depuis plus de trois décennies, on apprend ainsi que notre école produit de la graine de violence, des déviants, des criminels, des monstres même. Et quand on s’intéresse de près au pedigree d’un violeur, d’un candidat au suicide ou, au meurtre, on découvre que le fait marquant dans son parcours a pour nom : la déperdition scolaire. Phénomène devenu une constante et progressive production de notre système d’enseignement, dans les villes comme dans les campagnes.

Scolarité avortée dès les premières années du primaire ou du collège et la déperdition engendre les voies de la perte : perte de repères, perte de valeurs, perte d’ambitions et d’objectifs, perte de rêves d’améliorer son sort, perte de confiance en soi, en les autres, en la société. La haine et la violence s’installent, l’avenir devient un tableau noir tant on n’a pas eu suffisamment de bagages, en savoirs et en connaissances, pour se donner des raisons d’espérer, d’aimer, de se surpasser, de s’apprécier (et de s’aimer soi-même, c’est important)… Viols et crimes deviennent progressivement licites, au gré des déceptions et échecs du déficitaire en scolarité…Que se penchent, alors, le peu de psychologues et sociologues dont nous disposons, sans grande illusion de notre part quant à leurs capacités à nous expliquer notre société qui vit une mutation réellement sismique!

Si l’analphabétisme est, comme la pauvreté, la pire malédiction pour l’humain, l’illettrisme est non moins destructeur de l’humanité et de ses valeurs, car il nourrit, comme par érosion, les pires instincts de l’homme. Une scolarisation avortée empêche l’enfant-apprenant de se doter de la «Raison» qu’on acquiert sur les bancs de l’école par le savoir et la connaissance, comme on acquiert la force physique par le sport pour pouvoir jouir d’une bonne et productive santé, pour son propre bien-être comme pour celui de ceux et celles qui nous entourent. L’illettrisme, dans certaines sociétés comme la nôtre, dominée aux deux-tiers par les jeunes, peut s’avérer plus dangereux que l’analphabétisme. «Al jahl», puisque c’est de cela qu’il s’agit, produit, «Al jahilia», l’obscurantisme, particulièrement ses formes et ses pratiques bien connues historiquement à l’encontre de la femme comme du simple droit à la vie ou à la dignité.

Certes, la lutte doit être titanesque et sans relâche contre le décrochage scolaire. Mais ceci n’empêche pas de pointer des choix quasi-criminels dans notre système, comme le renoncement au «livre unique». Aucun argument sérieux et bien avisé quant à l’avenir des têtes qu’on prétend former pour le futur de notre «vivre ensemble», ne peut convaincre que ce choix est efficient ou nécessaire. Avec le livre unique, les générations précédentes, dont la première du Maroc indépendant par exemple, on a bien assuré l’unicité des repères et des valeurs.

C’est peu sans doute, car le combat est à mener sur plusieurs fronts pour construire un citoyen démocrate, non violeur, non voleur, non criminel, mais le pari sur un même référentiel, un même livre, est comme le pari sur une même langue partagée par tous. Autrement, l’anarchie qui fait qu’enseignants et apprenants sont perdus entre moult versions, divers référentiels de valeurs et de versions du «vivre ensemble», ajoute aux chances de prolifération de la déperdition scolaire, grande malédiction qui frappe notre école. Au point que nul ne peut nier, in fine, que notre école, comme système, comme institution sociale, est hantée par nos filles violées/suicidées parce qu’elle n’a pas su, n’a pas pu ou n’a pas voulu construire solidement et comme il faut la «Raison» chez les auteurs comme chez les victimes de ces crimes horribles, images honteuses de crimes et de viols, incrustés sur le fronton de notre temple de la connaissance et de la citoyenneté : l’école.

Ne voyez-vous pas des fantômes se tordre de douleur au-dessus des toits de nos écoles fournisseuses de décrochés/ désaxés que le crime, le viol et l’obscurantisme happent et broient ? Le dernier arrivé est celui de Khadija qui s’est immolée – enceinte – à Benguérir où ses huit violeurs circulaient librement après leur innommable forfait. Avant elle, le fantôme de Amina qui a eu recours au poison pour mettre fin au crime supplémentaire que lui imposa la justice en la forçant à se marier avec son violeur…Noir et lugubre est le ciel au-dessus de notre école, plein de fantômes. Des revenants de l’au-delà qui, sans la faillite de ce système, n’auraient peut-être jamais existé…Pourtant, ils existent. Amina, Khadija et d’autres encore sont mortes parce que violées ! Notre école, par son marasme qui n’a pas de fin, viole l’intégrité de nos filles… et de nos garçons aussi. Elle ne protège pas nos enfants d’eux-mêmes, de leurs instincts de mort et de viol. Qui lirait cela ainsi ? Certainement les apprenants dans une autre école. L’école de la dignité humaine, portée à bout de bras, quelles que soient les circonstances, les moyens ou les risques, par des enseignants qui en sont serviteurs et amoureux fous : comme les instits du «Tableau noir» de Samira qui pourchassaient l’illérisme et la déperdition scolaire – forcée ou non- dans les montagnes et sous les bombes ! Paix éternelle à nos montagnes !

Jamal Eddine Naji

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