« Les transitions sont une thématique fondamentale »

Entretien avec Saâd Abdesslam Tazi

Propos recueillis par NES à Benguerir, Karim Ben Amar

C’est dans le cadre de la 4ème édition de la « Semaine de la Science » que nous avons rencontré le chargé de mission auprès du président de l’UM6P et enseignant d’anthropologie, Saâd A.Tazi. Pour en savoir plus sur cet événement placé sous le thème « Transitions », l’équipe d’Al Bayane s’est entretenue avec l’anthropologue. Tout au long de notre entretien, Saâd A.Tazi s’est exprimé sur la « Semaine de la Science » en général, de cette édition en particulier et aussi sur la portée de ce rendez-vous incontournable qui rassemble les plus éminents scientifiques des quatre coins du globe.   

Al Bayane : En quoi consiste la « Semaine de la Science », et quelle est la valeur ajoutée pour les étudiants ?

Saâd A.Tazi : La semaine de la science est un événement qui a été initié par le PDG de l’OCP Mostafa Terrab et le président de l’UM6P, Hicham El Habti. Le point de départ de cet évènement est une évidence mais à laquelle les gens ne pensent pas spécialement, et c’est pourtant une idée très simple. La manière dont on enseigne et on transmet le savoir n’a pas changé depuis 100 ou 150 ans. Nous avons un professeur qui vient et qui raconte pendant que les étudiants écoutent et apprennent ce qu’il dit. Cela a un avantage, puisqu’il y a des professeurs qui sont brillants mais cela a deux inconvénients. Le premier est que le professeur spécialiste en énergie des particules par exemple, ne va donc parler que d’énergie des particules. Le deuxième inconvénient est que les élèves sont passifs, et là, il y a cette citation de Benjamin Franklin que je trouve très approprié : « récitez-moi et je vais oublier, apprenez-moi je peux m’en souvenir, mais si vous m’impliquer dans l’apprentissage, là je vais apprendre ». C’est ça l’idée, impliquer les étudiants dans ce cycle d’apprentissage et avec une nouveauté, c’est de dire qu’au lieu d’avoir un physicien qui parle de physique, un mathématicien qui parle de mathématiques, un sociologue qui parle de sociologie, on veut que le sociologue parle au mathématicien, que le mathématicien parle à l’urbaniste, que l’architecte parle au physicien, puisque tout cela est lié. En effet, lorsqu’on construit un bâtiment, il y a de l’architecture, de l’esthétique, de la mécanique des matériaux, de la chimie. En somme, il y a plein de disciplines qui sont impliquées les unes dans les autres. Et si chacun regarde de son côté, sans croiser les regards, on a des choses qui chacune séparément fonctionnent mais quand on les met ensemble, elles fonctionnent moins bien.  Et la semaine de la science c’est justement de prendre une thématique chaque année et de prendre des mathématiciens, des physiciens, des sociologues, des urbanistes, des artistes, des intellectuels, et de les faire parler de cette même thématique, chacun de son point de vue. Cela fait que nos étudiants ont la possibilité d’entendre des voix qui ne sont pas d’accord, parce qu’il n’y a pas une vérité absolue, il y a des points de vue qui sont divergents, et surtout d’avoir des points de vue qui soient complémentaires. Tout cela est le pourquoi de la Semaine de la Science. 

Pouvez-vous nous parler des éditions précédentes et de cette édition en particulier ?

Nous sommes à la 4ème édition. La première édition c’était « Lorsque la science parlait arabe » car aujourd’hui, quand on parle d’optique, personne ne parle de Ibn Al Haytam. Ce dernier a découvert le principe de la « camera obscura » 500 ans avant Léonard De Vinci.

Tout le monde parle de la camera obscura de Léonard De Vinci, personne ne parle de Ibn Al Haytam. Quand on parle de médecine, on ne parle pas de Ibn Sina, alors qu’il a été enseigné jusqu’au début du XXème siècle dans les Universités occidentales. « Quand la science parlait arabe était une thématique qui visait à remplir les trous dans l’histoire en sachant que lorsque nous parlons de science arabe, ce n’était pas des arabes en termes de peuple mais plutôt que la langue de référence pour les scientifiques était l’arabe. Les arabes mais aussi des persans, des hindous etc, avaient pour langue de référence l’arabe.  La deuxième édition était consacrée au transhumanisme. Quand on pense au transhumanisme, on peut avoir tendance à penser à des gens qui veulent vivre éternellement, mais il y a beaucoup d’autres définitions du transhumanisme. Je prends par exemple une illustration réelle d’une personne qui a perdu dans un accident ses deux jambes et qui a mis des prothèses et aujourd’hui, elle fait de l’escalade et elle est devenue plus performant qu’avant son accident. Donc si j’enlève mes deux bras et mes deux jambes parce que c’est plus efficace, que reste-t-il d’humain ? Où est la limite entre l’humain et le robot ? Le transhumanisme n’est le fait d’avaler quelque chose et vivre indéfiniment. Comment définit-on le transhumanisme ? Il y a des gens qui disent que c’est juste vivre le plus longtemps possible en bonne santé. Mais si plus personne ne meurt, comment fait-on ? Et c’est ça que nous aimons que nos étudiants se posent. L’an dernier nous avons traité le sujet de la complexité puisqu’elle est partout. Quand je dois construire un bâtiment, je dois faire un certain ordonnancement pour savoir par quelle tâche je commence, et plus il y a de taches, plus c’est complexe. Chaque action que l’on entreprend, est basée sur un raisonnement de complexité et donc on retrouve la complexité en mathématiques, en sociologie, en urbanisme etc et l’idée encore une fois était de croiser les points de vue. Cette année, on a une thématique qui pourrait durer des années, et c’est d’ailleurs pour cela que nous avons créé l’Institut d’études avancées. Il y en 47 à travers le monde et l’idée est de rassembler des scientifiques de très haut niveau pour réfléchir sur des thématiques fondamentales. Donc les transitions et c’est ce que nous sommes en train de vivre, des transitions climatiques, politiques, démographiques, géologiques etc. Les transitions sont donc partout. Nous sommes en transition en permanence, et cette année nous recevons des gens incroyables comme Olivier Servais, le doyen de l’Université de Louvain qui va parler des jeux, Fortnite, second life etc. Puisqu’on parle de transition, est-ce que quelqu’un qui joue à un jeu quelconque et qui achète avec de l’argent virtuel une propriété dans le métavers, est-ce de la réalité ou de la fiction ? Et donc nous sommes en phase de transition. Ces transitions sont sur le champ climatique, le champ agricole, comment on va nourrir 8 milliards de personnes ? Elles sont aussi au niveau de l’énergie. Comment on va gérer la transition vers une énergie plus propre etc ? Donc la question des transitions est fondamentale et va durer un certain nombre d’années. La nouveauté cette année par rapport aux années précédentes, c’est que nous avons demandé aux doctorants et post- doctorants de jouer le rôle d’intervenir avec les spécialistes, parce que nous voulons que les spécialistes, au lieu de venir et de raconter ce qu’ils savent, juste de poser le problème et de challenger l’assistance et cela peut aboutir à des idées nouvelles. Mais dans tous les cas, nous voulons que les étudiants, peu importe leurs niveaux, prennent le contrôle de ce qui va se dire. La Semaine de la Science est vraiment un endroit où pendant une semaine, on rassemble les plus grands scientifiques de tous bords pour réfléchir sur une thématique et proposer de nouvelles idées et de nouvelles pistes pour voir où cela va nous mener.

L’UM6P, à travers sa formation et ses évènements, a-t-elle finalement pour vocation de porter la science au niveau africain ?

L’UM6P se définit comme étant une Université africaine. Nous avons vocation à porter la science au niveau africain, on a vocation à mettre en valeur la recherche et les chercheurs africains. Nous avons aujourd’hui dans le campus 20 nationalités africaines et nous avons des partenariats avec une trentaine d’universités en Afrique. Depuis une vingtaine d’années, les choses ont changé. Nous sommes en train de devenir les acteurs de notre propre avenir. Bien entendu nous ne sommes pas dans une opposition ou rejet de ce qui se passe au niveau mondial, mais nous sommes des contributeurs et non pas uniquement des consommateurs de la science. D’autant plus que les sujets que nous traitons sont des sujets qui nous intéressent au quotidien pour l’amélioration de nos conditions de vie, pour l’amélioration de notre futur collectif. L’Afrique est le seul continent du monde où il reste la plus grande réserve au monde de terre arable, et les deux problèmes majeurs que nous vivons est celui de l’eau et celui de la nourriture, de l’agriculture. Il se trouve que grâce à la science et à la coopération, nous pouvons aujourd’hui traiter les problèmes de la faim, le problème de l’amélioration des conditions de vie, et nous avons tout ce qu’il faut pour y parvenir. L’UM6P se positionne comme un acteur dans ce domaine. Nous avons des doctorants qui viennent de différents pays et des chercheurs qui sont associés à l’Université et qui disposent des laboratoires les plus sophistiqués qui existent au niveau mondial et nous sommes au top de ce qui se fait au niveau de la science. Notre campus n’a rien à envier aux meilleurs campus de la planète, nos professeurs sont exceptionnels et une grande partie sont des Marocains qui appartenaient à la diaspora et qui ont fait le choix de rentrer parce qu’ils ont trouvé les conditions optimales pour faire leurs recherches et aussi pour contribuer au développement du pays et du continent.     

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