Propos recueillis par Mohamed Nait Youssef
Al Bayane : La polémique de la darija et de la langue arabe refait surface. Qu’en pensez-vous?
Tahar Ben Jelloun : Cette polémique est intéressante et pourrait même provoquer un début de réflexion sur notre paradoxe linguistique. Nous parlons une langue et nous écrivons une autre. Il ne faut sacrifier ni l’une ni l’autre. Cependant, l’enseignement de l’arabe classique peut mener vers la darija. La darija ne te fera jamais apprendre la fosha. D’où, en toute logique, il faut enseigner et bien enseigner la langue arabe classique pour donner la base de toute connaissance. Tout le reste n’est que spéculation et même démagogie. Il faut laisser la darija à sa place, dans son rôle et dans sa fonction. La classique est plus ambitieuse. Elle fait de celui qui l’apprend un homme cultivé.
Peut-on parler d’une guerre de langues au Maroc?
Il n’y a pas de guerre de langues au Maroc. Il ne faut pas exagérer. Il suffit juste de remettre chaque langue à sa place. Au lieu de polémiquer, il vaut mieux encourager nos enfants à apprendre le maximum de langues étrangères. Les langues c’est l’ouverture sur le monde, sur les autres, sur les différences, c’est un enrichissement permanent. Pas de guerre, juste un peu de bruits.
À votre avis, y a t-il une véritable gestion de la chose linguistique au Maroc?
C’est ce qui manque chez nous. L’arabisation de l’enseignement a été un geste politique non réfléchi, non pensé, et surtout non préparé. Notre langue est l’arabe classique, langue des études, de la recherche et de la communication avec les autres pays arabes. Il faut la respecter et la magnifier, il faut lui donner tous les moyens pour qu’elle devienne attractive, positive, lavée de la poussière de l’arriération, débarrassée de l’idéologie conservatrice et anti progressiste. Il faut la moderniser et l’embellir. Malheureusement, elle a été utilisée politiquement pour donner un os à ronger à certains partis politiques. Quant à l’avenir de nos enfants, il a été sacrifié. Plus que jamais, il faut défendre l’arabe classique et la mettre au même niveau que les grandes langues internationales.
Y a-t-il un rapport entre les transformations et les enjeux sociaux, économiques et politiques que vivent le Maroc et les conflits linguistiques?
Il n’y a pas -pour le moment- de conflit linguistique. Le problème le plus urgent et le plus important est de réparer l’état désastreux de l’éducation publique. Mohamed Hassad avait commencé à arranger les choses, malheureusement, il a été débarqué. Au Maroc, l’état de l’enseignement public est alarmant. On ne va pas laisser tout au secteur privé qui se fait de l’argent en toute tranquillité. Notre développement économique est handicapé par l’état de santé de ce secteur. Tout ce qui fonctionne se fait en français et en anglais. Du coup ceux qui sortent de l’université avec une seule langue, l’arabe, ne trouve pas de travail. Reste quelques métiers qui ne se font qu’en arabe (la justice). Nous avons besoin de rationalité, besoin d’un gouvernement non idéologique, ni islamiste ni communiste. Nous avons besoin de gens qui travaillent leur pays en pensant à l’intérêt général et non à leur propre intérêt, et cela se fait avec ou sans la langue classique.