Je m’étais dit que le changement ne pouvait venir que de l’intérieur. J’en étais convaincue, archi-convaincue. «Il ne faut pas attendre qu’on vienne à toi, il faut aller de l’avant, personne ne te fera de cadeaux !», me disait toujours mon père, que Dieu ait son âme ! Les autorités ou les élus ne feraient aucun effort pour résoudre nos problèmes, résorber ce chômage endémique qui ne fait qu’empirer. Des promesses et encore des promesses et rien ne pointe à l’horizon ! Il fallait les obliger à tenir leur parole. Et moi, Lalla Khnata bent Mohammed El Ouaer, je m’étais jurée de les forcer à nous écouter, à concrétiser ces promesses, à réaliser tous les projets enfouis dans les archives. Paroles de Saharaouia !
Un sit-in au point névralgique de la ville, le port, fut décidé. Une décision que je ne regrette pas malgré ma situation inconfortable en ce moment.
Mais les choses allèrent au-delà de mes prévisions ; ce qui n’était pas pour me déplaire. L’affaire éclata d’un seul coup dans les médias nationaux et internationaux, lorsqu’une chaîne télé, très suivie chez nous et dans le monde entier, connue pour ses reportages chocs, exclusifs, titra dans son journal : «Maroc, Sidi Ifni à feu et à sang ! 20 à 30 morts parmi les manifestants et des centaines de blessés !» L’information fit tache d’huile. Elle fut relayée partout dans le monde par les médias et amplifiée par certains. Je ne voulais pas en arriver jusque-là mais, mes aides étaient allés au-delà de mes souhaits et avaient fait du zèle pour me faire plaisir. Tout le monde aime à me faire plaisir et j’en profite ! Des morts, il n’y en a pas eu, des blessés oui… et en pagaille !
Le plaisir de manipuler les gens n’a d’égal pour moi que le plaisir de serrer son amoureux dans ses bras. Je sais que je n’ai pas d’expérience réellement significative dans ce domaine. Trop jeune, 23 ans, mais je me rappelle qu’à 16 ans, mon cousin, ce boutonneux, plus âgé que moi de quelques années, m’a un jour, plaquée contre le mur et embrassé fébrilement sur les lèvres. Je l’ai repoussé brutalement. Je n’aime pas qu’on me force la main. C’est moi qui décide qui embrasser. «Ne laisse jamais personne te manipuler, me disait mon père, prends toujours l’initiative !» J’ai, cependant, découvert en ce bref instant le feu qui brûle à l’intérieur de nous et qu’on n’éteint qu’en le laissant se consumer selon ses désirs. Ce morveux l’a réveillé ! Je suppose que c’est ça, l’amour, la passion et tout le toutim sexuel dont parlent tout le temps les adultes. J’en saurais un jour plus.
J’espère que ce ne sera pas aujourd’hui !
C’était à ce moment-là que j’ai découvert le pouvoir que j’exerçais sur les autres, en particulier ceux du sexe masculin. Je suis belle, je suis intelligente et j’adore me faire plaisir. J’ai aussi le verbe facile et pertinent. Cela s’était confirmé tout le long de mes années d’études. Aujourd’hui, ce pouvoir allait me servir pour sortir notre jeunesse de l’inactivité, de ce chômage persistant, de cet ennui intolérable qui sape le moral des plus endurcis. Moi, Lalla Khnata, j’ai la fibre révolutionnaire de mes ancêtres ; ceux qui ont chassé les Espagnols, ces colonialistes qui ont prétendu vouloir nous dépouiller de notre marocanité dans notre propre pays, le comble de la bêtise ! Mon père y était. En même temps, ça me donnerait l’occasion de rabaisser le caquet à ce petit prétentieux de caïd qui voulait faire l’homme, le macho. Je m’étais décidée en une fraction de seconde lorsque, comme à son habitude, ce crétin m’avait abordée par ses sarcasmes imbéciles, sa façon idiote de me draguer. Sidi Ifni est un village d’à peu prêt 20.000 habitants ; tout le monde connaît tout le monde ou presque et, une beauté comme moi ne passe jamais inaperçue.
Les regards des agents convergent subrepticement vers moi…
Nous bloquions le port, le poumon économique de la ville. Rien ne sortait et rien n’y entrait. Le poisson pourrissait dans les calles des bateaux. Ce malfrat de caïd, encadré de ses acolytes, aussi insolents que lui, m’aborda encore une fois avec ses propos désobligeants. Il me lança dans un rire sarcastique : «Encore là, beauté ! Tu nous fais toujours des misères !… Ta place est dans un lit les jambes en l’air ! Ha ! Ha ! Ha !» Mon sang ne fit qu’un tour ; j’étais déjà debout, avant la fin de son ricanement, le chargeant la main levée, la rage dans les yeux, dans la parole, dans le geste … En tout cas c’était ce que mes compagnons avaient constaté. Je savais que je pouvais compter sur eux. Six jours d’un sit-in ennuyeux à mourir et sans aucun résultat, il nous fallait autre chose pour faire bouger les autorités. Il fallait que ça saigne ! Et moi, Lalla Khnata, j’avais décidé consciemment, froidement, de passer à l’action. Il fallait que notre affaire devienne nationale. Il fallait que tout le pays sache ce qui nous arrive. Les médias devaient être au courant. Il fallait les attirer dans ce bled perdu au sud, délaissé, oublié… Attirer l’attention des décideurs sur nous, bousculer ces «grosses bedaines» de la capitale ! Mes compagnons gonflés à bloc par tous les propos que nous nous étions tenus, tout le long de notre sit-in, n’attendaient qu’un geste de ma part pour se déchaîner, se défouler sur quelque chose ou sur quelqu’un, extérioriser leur trop-plein d’ennui et de frustrations et moi je n’attendais qu’un prétexte. Ce crétin de caïd m’en donna un et je mis le feu aux poudres ! L’explosion se répandit rapidement à travers la ville. De manifestants revendicateurs on était devenus des émeutiers saccageurs. On a commencé par molester le caïd et ses acolytes et par brûler sa voiture. Il a eu de la chance d’être sorti vivant de cette aventure. Il a eu la peur de sa vie ! On l’a aspergé d’essence et si ce n’était mon intervention expresse, on s’apprêtait à le brûler vif. Son insolence quotidienne nous exaspérait, nous donnait une envie de meurtre.
À partir de ce moment-là, la situation m’échappa complètement. Les grévistes s’en étaient donné à cœur joie en saccageant le port et en détruisant tout ce qu’ils trouvaient sur leur chemin, tout ce qui avait un lien direct ou indirect avec les responsables de cette situation de chômage perpétuel. On peut dire que Sidi Ifni était à feu et à sang, surtout avec l’intervention des forces de l’ordre. La confrontation avec elles fut effroyable ! Des amateurs contre des professionnels de la bastonnade… Le résultat est indescriptible. Les blessés parmi les populations ne se comptent plus. Quelques huit mille agents ont investi la ville. Ils n’y sont pas allés de main morte avec nous. Le petit caïd était revenu à la charge avec des renforts pour se venger de moi. C’est ainsi que je m’étais retrouvée en petite culotte et les seins à l’air sous le regard envieux de tous ces jeunes agents qui nous avaient obligées à nous déshabiller. J’avais la peur au ventre. Les cas de viols sont courants chez ces jeunes prétentieux. «Ne montre jamais ta peur devant l’ennemi !», me disait mon père. Je restai digne en soutenant le regard de ce sale vicieux de caïd. Un sale quart d’heure à passer…
J’ai tout de même, aujourd’hui, l’immense satisfaction d’être arrivée à mes fins. J’ai fait bouger tout le monde, le Parlement, les partis politiques, les ONG de diverses tendances et l’opinion publique. Voilà plus d’un mois que les commissions d’enquêtes se suivent et ne se ressemblent pas pour trouver le fin mot de l’histoire. L’essentiel, c’est que j’ai atteint mes objectifs et je veillerai à ce que cet accès de «colère» ait ses fruits, parole de Saharaouia !