Si la place se fait l’écho de difficultés importantes rencontrées par l’opérateur historique, le fabricant des célèbres jus Marrakech, il semblerait que ce soit tout le secteur qui traverse une zone de hautes turbulences. Explications
Qui l’aurait cru ? Dans le secteur des soft drink, c’est l’eau minérale qui tirerait le mieux son épingle du jeu en ces temps de crise. Etrange constat, puisque les professionnels du secteur du jus invoquent la baisse du pouvoir d’achat pour expliquer cet effondrement du marché du jus qui a accusé sur deux ans un recul de 20%. Dès lors les informations publiées dans un hebdomadaire de la place, Challenge pour ne pas le nommer, et qui font état de 60 millions de dirhams de pertes cumulées pour Citruma, le fabricant des jus Marrakech, peuvent se prêter à une autre lecture.
«Dans sa globalité le marché va mal. Le marché du jus a baissé de 11% en 2014, puis encore de 11% en 2015 environ. D’abord, parce qu’il y a un problème de consommation générale. Ensuite, il y a un problème de transfert de la consommation vers les fruits frais et vers d’autres types de consommation. Il faut dire, que le lait, les boissons gazeuses, et tout le marché des soft drink enregistrent de médiocres performances», se défend Fodil Cherif, directeur général de Citruma.
La faute à la baisse du prix des oranges
Il y a encore 5 ans, le secteur du jus affichait une croissance à deux chiffres qui pouvait atteindre jusqu’à 30%, et laisser même entrevoir des perspectives prometteuses. A tel enseigne, que des institutions financières de premier rang et autres fonds dont investi dans certains opérateurs. A l’instar de Maroc Invest qui a intégré le tour de table de Valencia à hauteur de 20% en 2014, ou encore de la BERD qui a accordé la même année un financement à long terme (prêt mezzanine) de 40 millions de dirhams à Citruma. C’est dire combien les perspectives paraissaient alors florissantes.
Depuis, deux ans c’est un véritable retournement que vit le marché. Cela dit, certains opérateurs s’en sortiraient mieux que d’autres. «Quand les prix du frais baissent, les ventes du conditionné tanguent. Le prix des oranges notamment a connu une baisse sensible. De ce fait, lorsque 80% du chiffre d’affaires (CA) est basé sur le jus d’orange, forcément cette baisse impacte 80% du CA de l’entreprise. Et c’est ce qui explique aujourd’hui les difficultés que vivent la plupart des opérateurs dont Citruma», analyse un expert du secteur. «Faux !», rétorque Fodil Chérif. Avant d’ajouter :«Je peux vous dire, nous concernant du moins, que le jus d’orange ne constitue pas plus de 30% de notre chiffre d’affaires. Nous sommes très loin du chiffre avancé, sans compter que l’export constitue une part très importante de notre business». En 2014 déjà, l’export générait plus de 25 % du chiffre d’affaires pour Citruma, et c’est ce qui selon nombre d’observateurs permettrait à Citruma de résister. D’ailleurs de l’aveu même de Fodil Chérif, Citruma est aujourd’hui leader de l’export de jus au Maroc. «Valencia a pour sa part eu dès le départ conscience de cette dynamique de saisonnalité qui constitue un frein, du coup sa stratégie a été basée sur la diversification en ne réservant à l’orange qu’un tiers du business. Alors que le marché a enregistré une baisse de 18%, la marque Valencia a augmenté sa part de marché de 2%», analyse le même expert.Miami (appartenant à Coca-Cola) et Al Boustane (appartenant au groupe El Eulj), qui sont des marques bénéficiant d’un appui financier important de leur maison mère, ne s’en sortiraient guère mieux. C’est dire combien l’équation du marché des jus est aujourd’hui délicate à résoudre même pour des mastodontes comme The Coca Cola Company qui trépassent.
La distribution, le nerf de la guerre ?
«Nous avons établi un plan de sortie de crise. Et d’ailleurs, nous allons dévoiler à l’occasion du SIAM, une innovation majeure, qui n’a rien à voir avec ce que fait la concurrence. Une innovation qui va se distinguer par sa créativité. Je pourrai vous en dire plus dès ce mardi, jour de l’inauguration du salon », lance le directeur général de Citruma. Une chose est sûre. C’est l’innovation produit qui a permis au marché des jus de se redynamiser il y a quelques années. Entre l’apparition des petits formats, et la multiplication de nouvelles saveurs, les rayons «jus» dans les supermarchés n’ont eu de cesse de s’allonger. L’arrivée de Valencia a également participé à la revigoration de ce segment dans la GMS. Simplement, innover ne suffit pas toujours. «Comme pour tous les produits de grande consommation, la distribution reste capitale. Ce qui a entre autres permis à Valencia de sauver les meubles en cette période délicate, c’est le fait d’avoir dès le début pensé son business model comme un modèle intégré entre distribution et production. Autrement dit, elle possède une flotte en propre qui lui permet de toucher entre 30.000 et 40.000 points de vente de sorte à ce que ses vendeurs concentrent leurs efforts sur les produits de la marque; bien qu’il faille préciser que désormais les camions Valencia commencent à distribuer d’autres marques également. En d’autres termes Valencia est aussi bien présente dans le moderne que le traditionnel qui représente aujourd’hui 80% du marché, contrairement à Citruma qui est davantage axée sur la GMS. D’ailleurs cette dernière a changé plusieurs fois de distributeurs avant de développer elle aussi sa propre flotte », détaille un spécialiste de la grande distribution.
Si l’argument de la distribution paraît valable, il n’explique qu’en partie les difficultés des opérateurs ne disposant pas de leur propre flotte, ou plutôt ne disposant pas d’une flotte à même de couvrir à la fois le traditionnel et le moderne. Car pourquoi alors des marques comme Miami disposant de la force de frappe inégalée de Coca Cola n’enregistrent pas elles non plus de bonnes performances ? «Je pense qu’aujourd’hui pour réussir dans le secteur, il faut non seulement avoir un bon produit avec un sourcing de qualité en matière de fruits, une bonne stratégie de distribution basée sur le push et non uniquement le pull, mais aussi un bon mix marketing avec une marque dans l’ère du temps, et non pas une marque qui fait du neuf avec du vieux », pense la même source. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui la concurrence fait rage entre les différents players. De sources non officielles, Citruma détiendrait 12% de parts de marché quand Valencia en détiendrait 17%.
Aujourd’hui, cette rétractation du marché ne fait qu’attiser la concurrence entre les opérateurs, au point que le marché se fasse l’écho d’une éventuelle opération de fusion absorption à venir entre deux opérateurs. Info ou intox pour déstabiliser la concurrence? Affaire à suivre.
La petite histoire des Jus Marrakech
A l’époque du protectorat, les terres cultivées d’agrumes appartenaient essentiellement aux étrangers. Des terres qui ont été récupérées par l’Etat, notamment à travers la Sogeta et la Sodea. Ainsi, à l’époque l’ensemble de la production d’agrumes se faisait essentiellement à l’export. Le reste de la production était dédié au marché de bouche local, un marché relativement réduit, puisque le Maroc comptait à peine 10 millions d’habitants. L’idée était donc de pouvoir liquider les stocks d’agrumes, d’où l’idée de la transformation des oranges, en jus, et la création de Frumat, Fruitière Marocaine de Transformation.
Unique transformateur à l’époque, sous l’aile de l’OCE, Office Chérifien d’Exportation, Frumat, constituait alors un complément d’activité pour l’Office. Toutefois, vers le milieu des années 80, deux événements ont marqué le sort de Frumat. D’une part, l’entreprise a engagé de lourds investissements en vue de l’augmentation de ses capacités de transformation, à 300.000 tonnes, soit de 70 jusqu’à 80% de l’excédent d’oranges. Autre événement, celui de l’élargissement du marché de bouche dans le Royaume, essentiellement dû à l’élévation du pouvoir d’achat ainsi qu’à l’augmentation du nombre de la population. La firme c’était donc retrouvée avec une plus grande capacité de production mais pas assez de matière première à transformer dans ses 4 usines, à savoir à Kenitra, Agadir et deux à Casablanca.
Frumat est alors en liquidation pendant plusieurs années. C’est alors qu’en 2006, Fodil Cherif, dont la famille détient de terres cultivées dans la région de Kénitra et qui a baigné dans cet univers d’agriculture et d’agrumes en particulier, aux côtés de Kassem Bennai Smires, PDG de Delassus, ont étudié le business case de la société et ont décidé de reprendre l’unité de Kénitra pour un montant de 50 millions de dirhams. En 2007, les Jus Marrakech reprennent vie après trois ans d’arrêt. Citruma rachète l’usine de Kenitra et relance la marque sur le marché avec une nouvelle identité visuelle, une large gamme de parfums et une priorité pour le marché local.
Quelques mois plus tard, Marrakech lance des cocktails originaux et du Nectar d’orange light, le premier jus marocain light et parvient à reconquérir le marché.
Pour élaborer ces nouvelles recettes, Citruma investit entre 4 et 5% de son chiffre d’affaires. Le département recherche et développement met sur le marché 2 à 3 nouveaux Purs Jus et Nectars par an. Selon les derniers chiffres publiés par l’opérateur, Citruma a réalisé un chiffre d’affaires de 100 millions de dirhams en 2012.En 2013, Citruma a vendu 14 millions de litres de jus, détenant ainsi 80% des parts de marché sur le segment Pur Jus et 17% sur le segment Nectars. Depuis la donne a vraisemblablement changé
Cependant, et au-delà de la conjoncture actuelle, aussi bien pour Citruma que pour les autres opérateurs, il existe deux enjeux majeur. Le jus en vrac, pressé sur place, constitue les deux tiers du marché réel, l’autre tiers est réparti entre les différents acteurs du marché. I s’agit donc de convertir le consommateur vers le marché du jus empaqueté, ce qui est loin d’être évident avec la baisse du prix des oranges. L’autre enjeu est celui du marché informel, qui bien qu’ayant régresse continue de capter une importante part de marché estimée à 40% environ versus, 60% il y a encore 5 ans.
Soumayya Douieb