Chronique
Par Dr Anwar CHERKAOUI avec Pr Driss ELKABBAJ, Président de la société Marocaine de Néphrologie (SMN)
Une histoire inspirée de faits réels
Abbés, 62 ans, était autrefois une légende vivante. Médaillé olympique du marathon, il incarnait la vigueur, l’endurance et l’excellence. Les souvenirs de ses triomphes couraient encore dans les rues de sa ville natale, El Jadida. Dans cette ville, son nom était chuchoté avec admiration. Ses foulées longues et régulières avaient marqué une époque.
Mais aujourd’hui, alors qu’il regardait son reflet dans le miroir, cet homme autrefois indomptable ne pouvait s’empêcher de voir les marques du temps et de la négligence. Il y a sept ans, à l’âge de 55 ans, on lui avait diagnostiqué une hypertension artérielle. À l’époque, Abbés n’avait pas pris cette nouvelle au sérieux. « Je suis un athlète », se disait-il. « Mon cœur est solide comme un roc. Ce n’est qu’une phase passagère. » Mais la réalité, bien moins indulgente, ne s’embarrasse pas des illusions des hommes. Abbes avait continué à mener sa vie comme si de rien n’était, sans accorder une pensée à ces médicaments qu’on lui avait prescrits, sans suivre les recommandations de son médecin pour modifier son alimentation ou diminuer ses efforts physiques intenses.
Il préférait vivre dans le passé, se nourrissant de la gloire d’antan plutôt que de regarder en face le présent qui le rattrapait. Les années avaient passé, sans qu’il ne ressente de véritables conséquences de cette hypertension. Jusqu’au jour où, à 60 ans, un simple bilan biologique, réalisé lors du renouvellement de son permis de conduire, vint bouleverser son quotidien. Ce bilan, qui n’était pour lui qu’une formalité, révéla des signes qu’il ne pouvait plus ignorer. La créatinine sanguine, un marqueur essentiel de la fonction rénale, était alarmante.
Et puis il y avait cette découverte inquiétante d’albumine dans ses urines. Le verdict ne tarda pas à tomber : ses reins, ces organes silencieux qui avaient soutenu son corps pendant des décennies, montraient des signes évidents de défaillance. Assis dans le cabinet de son médecin, Abbés sentait le poids des mots s’abattre sur lui comme une enclume. « Atteinte de la fonction rénale », murmura le médecin en consultant les résultats. « Si tu ne prends pas ton hypertension artérielle au sérieux maintenant, Abbes, le risque d’insuffisance rénale est grand. C’est une course contre le temps. » Une course contre le temps… Ces mots résonnaient cruellement dans l’esprit de l’ancien marathonien.
Il avait passé sa vie à courir, à dépasser ses limites, à défier le chronomètre. Mais cette fois, l’adversaire était invisible, implacable. Ce n’était plus une simple course à la médaille, mais une lutte pour la survie de son corps. Abbés rentra chez lui ce jour-là avec une sensation amère dans la gorge.
La vue de ses médailles, exposées fièrement dans son salon, lui fit l’effet d’un coup de poignard. Elles représentaient un temps où il contrôlait chaque fibre de son être, où il poussait son corps à l’extrême et où, paradoxalement, il se croyait invincible.
Mais maintenant, il se rendait compte qu’il n’était plus ce jeune champion. Il était un homme de 62 ans dont le corps, fatigué par les années de négligence, réclamait maintenant son dû. La peur s’installa en lui, une peur qu’il n’avait jamais connue sur les pistes de course. Une peur sourde de l’inconnu, de cette insuffisance rénale qui rôdait dans l’ombre, prête à frapper si rien n’était fait.
Les jours qui suivirent furent remplis de doutes. Abbés se retrouva à revisiter chaque moment où il avait ignoré les signaux de son corps, chaque rendez-vous médical manqué, chaque conseil d’ami ou de médecin qu’il avait balayé d’un revers de la main. Il était temps de faire face à cette nouvelle course, mais cette fois-ci, les règles étaient différentes. Il ne s’agissait plus d’endurance physique, mais d’une gestion minutieuse de sa santé, une discipline tout aussi exigeante que ses entraînements d’autrefois. Les premiers mois après ce diagnostic furent difficiles. Abbés dut apprendre à changer son mode de vie. Il commença enfin à prendre ses médicaments pour contrôler son hypertension artérielle, modifia son alimentation, et s’imposa des pauses dans une vie qui, jusque-là, n’avait jamais vraiment ralenti. Mais plus que tout, il dut réapprendre à écouter son corps, non plus comme un outil de performance, mais comme un temple fragile, nécessitant soin et attention.
Malgré la gravité de sa situation, Abbes n’abandonna jamais totalement l’esprit du marathonien en lui. Il savait qu’il ne pouvait plus courir comme avant, mais il trouva une autre forme de course à accomplir : celle pour prolonger et améliorer sa qualité de vie. Et même si les jours de gloire olympique étaient derrière lui, il réalisa que cette nouvelle bataille, bien que plus intime et silencieuse, n’en était pas moins héroïque. Les séances régulières chez le médecin devinrent un nouveau type de ligne d’arrivée à franchir, les taux de créatinine, une nouvelle forme de chronomètre à battre. Chaque amélioration, aussi minime soit-elle, était pour lui une victoire.
Il avait compris que, tout comme dans le sport, la victoire n’était pas toujours une question de triomphe immédiat, mais de persévérance, d’effort continu et de détermination. Abbés, désormais sage et plus conscient de ses limites, avait finalement trouvé un nouvel équilibre. Il savait que la route serait encore longue, mais il n’était plus seul face à cette épreuve. Il avait retrouvé une partie de lui-même qu’il croyait perdue : l’homme qui ne se rend jamais, peu importe les obstacles. Et ainsi, même à 62 ans, Abbés continua sa course, cette fois-ci non pas pour la gloire, mais pour la vie elle-même.