« L’étrange affaire du pantalon de Dassoukine » de Fouad Laroui
Mohamed Nait Youssef
Un recueil de nouvelles délicieux, originel, cocasse, et philosophiquement profond. Prix Goncourt de la nouvelle 2013, «L’Étrange affaire du pantalon de Dassoukine» de Fouad Laroui, paru aux Éditions Julliard, est l’une des pépites de la littérature marocaine d’expression française.
C’est drôle, on rit parfois aux éclats, mais chaque situation nous invite à réfléchir sur certaines questions sérieuses auxquelles nos sociétés actuelles font face. « L’étrange affaire du pantalon de Dassoukine » est un titre, mais aussi une nouvelle du recueil qui nous amène dans les aventures d’un jeune haut fonctionnaire marocain ennoyé à Bruxelles pour acheter du blé pour son pays. Pourtant, la surprise est de taille : des malfaiteurs avaient dérobé son unique pantalon à l’hôtel. Étrange situation pour ce jeune chargé des négociations avec la Commission européenne, et qui, pourtant gagnera ensuite son pari difficile.
«C’est un pantalon de golf, l’œuvre d’un tailleur fou, le harnachement d’un clown. La chose a vécu, et même plusieurs vies, et des dures. Les couleurs qui la composaient à l’origine sont maintenant fanées mais on devine qu’elles ont dû jurer dur quand le monde était jeune. On croit deviner sur le tissu, sur la toile devrais-je dire, du jaune, du caca d’oie, du vert évanescent, de la terre d’ombre brûlée, des losanges rouges en surimpression… Mais n’accablons pas l’épave car elle présente un avantage incontestable : elle est exactement à ma taille. Je jette cinq euros sur le comptoir, j’oublie mon pyjama et je me précipite vers la salle de réunion : c’est à deux pas, au bout de la rue Froissart. Le planton tique en avisant le futal mais mes papiers sont en règle et il me laisse entrer en déplorant à voix basse la fin de la civilisation européenne. J’entre dans la salle, où mon irruption fait sensation. Le comité, qui est déjà là, sur une sorte d’estrade, s’exorbite à me regarder en dessous de la ceinture, comme si je me réduisais à deux jambes.», ’L’étrange affaire du pantalon de Dassoukine’’, Ed.Julliard.
Et d’ajouter : « (…) Il n’y a pas de sot métier.
-Dans l’absolu, non. Peut-être. Mais enfin, je suis à Bruxelles pour acheter un million de tonnes de blé!
– Tiens, l’inflation.», ‘’L’étrange affaire du pantalon de Dassoukine’’.
En effet, les neufs nouvelles formant « L’étrange affaire du pantalon de Dassoukine » nous rappellent, par le prisme d’une écriture dense, humoristique, fluide, la complexité et l’absurdité du monde et de la condition humaine. Le sujet est universel. Ainsi, avec son style satirique et acéré, l’auteur porte un regard profond, méditatif et interpellant sur sa société, ses institutions et ses individus dont le quotidien regorge d’histoires, d’anecdotes et de leçons. L’humour y est certes, mais ce rire invite à réfléchir, à questionner… à travers des situations marrantes, étonnantes, parfois surréalistes, les nouvelles («Dislocation», «Né nulle part», «Le garde du corps de Bennani»…) qui se penchent sur des questions relatives à l’identité, à la culture et au vécu des gens.
«(…) Oh Maati, toi et tes références françaises … et parfois elle ajoutait : «Toi qui n’es même pas français, toi qui es marocain.» Il avait essayé un jour de lui expliquer qu’il était marocain par le corps, par la naissance, mais «français par la tête», lit-on dans la nouvelle intitulée «Dislocation».
Sur un ton toujours comique, Fouad Laroui décrit avec finesse, légèreté, la vie des petites gens, des personnes cultivées qui débattent dans des cafés casablancais autour de différents sujets, mais aussi des profils réussis à la fois marocains ou néerlandais, à mi-parcours de leur vie. Or, l’auteur se penche par le truchement de son écriture intelligente, vive et théâtrale sur les questions de l’étrangeté ; le fait d’être étranger et de vivre entant qu’étranger dans un autre pays, et celle de l’altérité et du rapport à l’autre.
«(…) Cette histoire prouve ce que j’ai toujours subodoré. Les problèmes d’identité, ça n’existe pas. C’est nous-même qui les fabriquons ! «Qui suis-je ? Où vais-je ? A quoi sers-je ?»
-«Dans quel état j’erre ?»
-Questions oiseuses ! Ce jeune homme ne se rend pas compte à quel point il a de la chance. C’est facile de dire : ouh là là, je ne suis né nulle part, à pas d’heure, bouh hou hou, qu’est-ce que je suis malheureux !», écrivait Fouad Laroui dans «Né nulle part.».
Sur les terrasses des cafés de plusieurs endroits à Rabat, à Casablanca ou encore à Bruxelles, les discussions longues, voire interminables nous donnent un aperçu de la vie des gens et l’esprit de l’époque.
En effet, ces hommes qui bavardent de tout et de rien, qui philosophent et qui s’expriment tout simplement nous poussent à se poser des questions sur des thèmes toujours d’actualité. Car, un café est aussi une micro-société où les grands sujets sont abordés. Dans « L’étrange affaire du pantalon de Dassoukine », tout commence dans un café ; un lieu qui s’ouvre sur la grande société, ses transformations et métamorphoses. Ainsi, le héros narrateur Dassoukine et d’autres personnages nous plongent dans des situations quotidiennes, cocasses dont les fins sont inattendues, mais qui remettent en question le sens du monde, les divergences culturelles, les homogénéités de la société et des individus.