Itinéraire social d’un derby

Abderrahim Bourkia, journaliste et, sociologue, auteur d’une thèse de doctorat en sciences sociales intitulé «Aspects de la violence urbaine : du supporterisme dans la ville», décortique dans cette contribution écrite spécialement pour le journal Al Bayane, les enjeux sociaux du derby casablancais. Inscrivant son analyse dans le paradigme ethnométhodologique, notre sociologue considère que le football est un «fait social total » selon la fameuse et heureuse expression de Marcel Mauss. Pour lui, le derby casablancais est l’illustration parfaite de deux identités rivales. Un «nous» et «les autres» qui s’opposent dans un rituel guerrier, tribal…Le stade devient alors un véritable champ de bataille identitaire, souligne-t-il.

Le derby met en scène,au-delà des enjeux symboliques, des caractéristiques fondamentales de notre société : le mérite, la construction et la représentation des identités collectives, la socialisation, la solidarité entre les supporters et la structuration socio-économique d’une large partie de la société.

Quiconque visite la ville de Casablanca, la capitale économique du Maroc, le jour du derby du Raja et du Wydad remarquera qu’il y règne une ambiance peu ordinaire, tant dans les espaces privés que publics, dans les foyers, dans les quartiers, dans les rues, dans les cafés de la ville blanche… Il se prépare un évènement particulier.

La vie quotidienne semble plus au moins s’arrêter ce jour-là, particulièrement pour les supporters et les fans des deux équipes. Les commerces des abords du stade Mohamed V baissent leurs grilles. Les taxis et les bus évitent de circuler dans le quartier du stade.Le déploiement sécuritaire se met en place afin de canaliser la descente des supporters «casawis» qui affluent de tous les quartiers de la ville à partir de 10h du matin (la rencontre se déroulant l’après-midi à 14h ou 17h). Certains marchands ferment leurs boutiques pour se rendre au stade. D’autres préfèrent suivre le match dans un restaurant, un café ou chez eux en famille. Ils règlent leurs montres et s’organisent pour ne manquer aucune minute du match. De bon matin déjà, les premiers supporters et spectateurs se dirigent, tous ensemble, vers le centre-ville, destination le stade Mohamed V, le lieu de la rencontre footballistique tant attendue. Une rencontre qui ne se réduit pas cependant à un simple match de football. Au contraire, c’est une véritable caisse de résonnance de ce qui alimente la vie sociale de Casablanca. Cette ville semble retenir son souffle depuis plus de deux semaines. On ne parle que du derby, que ce soit au travail, autour d’un café, lors d’un échange de poignée de main dans la rue. Les réseaux sociaux n’y échappent pas non plus à travers discussions et pronostics sans fin.

Les supporters à la conquête du Stade Mohamed V

Les supporters, amis ou rivaux, ainsi que les spectateurs se donnent rendez-vous aux points de ralliements habituels, aux coins des rues et le long des artères principales qui mènent au stade, afin d’opérer à la marche triomphale des guerriers d’antan. Visiblement, le derby divise la capitale économique en deux. La passion des uns pour le Raja va de pair avec l’inimitié pour le Wydad. La ville blanche revêt ses couleurs rouge et verte, en référence aux couleurs des équipes. En grands groupes, les supporters entonnent les chants et les slogans des clubs, accompagnés par les tambours et les tambourins. Une ambiance bon enfant s’établit et vient briser le silence habituel des paisibles dimanches matins. Pour les supporters, le derby est l’occasion de montrer leur amour pour leur club et leur supériorité sur les supporters de l’équipe adverse. Une supériorité visible tant par le nombre despectateurs/supporters que par les fameuses animations visuelles appelées «tifos», les chorégraphies, les banderoles et les messages, toute une armada de matériels préparés depuis des semaines et des semaines avant le jour J. Qu’il pleuve ou qu’il vente, les supporters ne ménagent pas leurs efforts pour façonner leur «Talâa» (chorégraphie et animation visuelle).Ils sont là bravant le mauvais temps et les mauvaises prestations de leurs équipes. Cela laisse dire que le match en lui-même n’est pas très important. Les résultats importent moins.

Et ces tifos ne sont pas le produit de spectateurs ou de supporters ordinaires. Ils sont réalisés par un ou plusieurs groupes qui visent à se distinguer des autres. Ils sont passionnés et issus en majorité des quartiers populaires de la ville de Casablanca. Eux aussi portent des maillots et des écharpes aux couleurs de leurs équipes. Ils reprennent à tue-tête les chants rythmés et les slogans mélodiques appris par cœur. Ces supporters ont passé des jours et des nuits à confectionner les «tifos». Ce derby propose un spectacle total : la pelouse verte, les joueurs en rouge et en vert courent derrière le ballon et développent des gestes techniques. Cet art visuel se prolonge dans les gradins par le jeu des étendards, des banderoles, des drapeaux, des tambours, des maillots et bien sûr des tifos. Des moments festifs de la vie collective des groupes de supporters !

Nous et les autres

Nous sommes en face de deux identités rivales. Un «nous» et «les autres» qui s’opposent dans un rituel guerrier et tribal. Une véritable tragédie ! Le stade devient alors un véritable champ de bataille identitaire.

Le spectacle sportif footballistique, spécifiquement ce jour-là, offre aux supporters l’opportunité de s’exprimer. Ils ont cette soif et cette rage de paraître, selon l’heureuse phrase d’Alain Ehrenberg. Les supporters se distinguent catégoriquement par deux représentations différentes. Par représentation, nous entendons l’ensemble des activités des supporters inspirées par l’histoire ou la mémoire collective créée autour des clubs.Ils déplacent le pôle de visibilité de la pelouse vers les tribunes. Ils font leur propre spectacle. Nous sommes loin d’imaginer à quel point représente pour eux un match de foot. En un raccourci de 90 minutes, toute la gamme des émotions que l’on peut ressentir dans le temps long et distendu d’une vie se défile : la joie, la souffrance, la haine, l’angoisse, l’admiration, le sentiment d’injustice. Ce qui est le plus marquant, c’est le passage d’un ressenti à un autre selon le déroulement de la partie.

Sur la pelouse, le jeu mitigé n’a pas altéré l’ambiance des gradins. Pour la simple raison, le miroir affectif opposé d’autrui porté par le public «rajawi» et «wydadi» a assuré le spectacle. Une forme de fusion totale des individus dans l’identité collective du groupe ultra, que nous pouvons expliquer par cette forte solidarité, se traduisant par une vive sympathie et une identification mutuelle fondée sur la fusion des individus dans le tout commun. Une rivalité plus exacerbée tendant vers son paroxysme. Le football est un «fait social total», selon la fameuse et heureuse expression de Marcel Mauss. Dans ce derby, nous commençons par les questions de symbolique, en passant par les problèmes du marocain moyen. Notons au passage que l’ensemble des supporters qui forment le public du stade Mohammed V -site symbolique et lieu de mémoire- à Casablanca s’apparente à un recrutement social très diversifié, alors qu’il est trop souvent présenté comme une rencontre anarchique et populaire de jeunes issus des quartiers défavorisés. Les  «militants» ultras sont vus comme des jeunes en difficulté, sans emploi, découragés… Ce descriptif, bien trop rapide et superficiel, ne peut cacher la réalité. Même si la tendance générale révèle plutôt une prédominance de jeunes issus des milieux populaires, les supporters Casablancais sont de toutes catégories sociales : classe défavorisée, moyenne et supérieure. Il faut le dire : le stade se présente comme une mosaïque où tous les Casablancais se rencontrent pour s’exprimer, se donner en spectacle, chercher à être identifiés et à être reconnus et parfois même, s’indigner et contester des situations et des faits sociaux. Le football n’est donc pas seulement un sport, c’est un point de vue sur la vie.

Abderrahim Bourkia

Journaliste-Sociologue

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