Les rencontres littéraires ou quand le commentaire se substitue à l’œuvre

Par Mokhtar Chaoui, écrivain

Il nous est souvent arrivé, mes œuvres et moi, d’être présentés par des modérateurs adorables, gentils, complaisants, trop complaisants à mon sens. Il m’est arrivé de présenter des œuvres et des écrivains, et d’être, moi aussi, adorable, gentil et trop complaisant, en ce sens que je me sentais presque obligé de ne dire que du bien de l’auteur et de son œuvre.

Il y a quelques années, j’avais accepté volontiers de présenter un roman, mais idiot et naïf que je suis, j’avais commis l’irréparable : émettre des réserves sur certains points que je n’avais pas trop aimés dans le livre. Un autre auteur, qui était présent et qui avait trouvé mes réserves hors de propos, m’avait recadré illico presto pour me rappeler que ce n’est pas ainsi qu’on présente un roman ; comprenez par-là que j’avais dérogé à la sacro-sainte règle qui veut que l’on répète à l’assistance que l’auteur est un surdoué et que l’œuvre et un chef-d’œuvre.

Bref, à cause de cet incident, j’avais juré de ne plus modérer des rencontres, mais j’ai fini par fléchir et par faire comme tout le monde, c’est-à-dire déclamer les mérites d’un  livre et taire ses défauts.

On me dira que celui qui m’avait recadré n’avait pas tort, car les rencontres sont intrinsèquement promotionnelles, destinées à un public lambda qui ne connait pas forcément les rouages de la littérarité et que le but d’une rencontre est de vendre le produit-livre. Il y a du vrai dans cela, à ceci près qu’un nombre non négligeable d’auteurs et de modérateurs sous-estiment souvent le public et le considèrent comme novice, ignorant de la chose littéraire et que s’il participe à une rencontre, c’est pour apprendre des deux types géniaux qui lui font face : l’auteur et le modérateur. Faut, complètement faux, voire insultant. Les personnes qui prennent la peine d’assister à une rencontre ne le font pas forcément pour combler un vide, apprivoiser le génie créateur des écrivains, devenir plus instruites et plus intelligentes ; elles ne viennent pas non plus pour faire de la figuration ou pour jouer le rôle de l’apprenti, pire encore du client ; elles viennent pour débattre, dire ce qu’elles pensent d’un livre, si elles l’ont lu bien sûr, ou poser des questions à partir de ce qu’on leur a présenté comme idées. Il faut respecter l’intelligence de l’auditoire, aussi hétéroclite soit-elle, et ce en lui proposant un vrai débat lors des rencontres. Autrement, il ne faut plus parler de rencontres littéraires, mais de rencontres promotionnelles à valeur strictement marchande.

À mon humble avis, si le public est de moins en moins présent lors des rencontres littéraires, c’est en partie parce qu’on l’infantilise de plus en plus. On le considère davantage comme un consommateur des idées que comme un débatteur, plus comme un client que comme un lecteur. Pourtant, les rencontres deviendraient trente-six mille fois plus intéressantes si les auteurs et les modérateurs acceptaient de jouer le jeu de la critique constructive et de ne pas succomber à cette pandémie de l’écriture qu’est la complaisance.

Les rencontres littéraires sont nécessaires dans un monde qui ne jure que par l’apparence et l’apparat, un monde où la personnalité de l’auteur est devenue plus attrayante que la valeur littéraire de son œuvre, où l’image attire plus que le mot. C’est cela même qui constitue le vrai dilemme, car un vrai écrivain se sentira toujours mal à l’aise dans ce genre d’événements qui font, certes, tourner la caisse, mais qui l’incommode énormément .

Un écrivain est comme un artiste-peintre. Il est naturellement misanthrope et reste maladroit lorsqu’il s’agit de communiquer avec le public. Il est, par principe, allergique à la foule, surtout lorsque celle-ci veut le fêter.

En principe, l’écrivain, comme son nom l’indique, doit se contenter d’écrire. Il propose une œuvre et la laisse se défendre, et lorsqu’il s’aventure à la promouvoir, à en parler, il le fait souvent mal. Un écrivain est, par nature, un être taciturne qui use d’un matériau silencieux que sont les mots. C’est aux éditeurs et aux critiques littéraires de faire parler les mots. Mais avons-nous de vrais éditeurs au Maroc ? Avons-nous des critiques littéraires dignes de ce nom ? Éternelles questions qui n’ont toujours pas trouvé de réponses convaincantes.

Dans l’état actuel des choses, l’écrivain est obligé d’investir l’arène de l’oralité qui lui est hostile et de se livrer à une corrida discursive de laquelle il sort rarement indemne. Le danger dans cela, c’est que ses commentaires se substituent à son œuvre et le lecteur se contente souvent d’un selfi au début ou à la fin des rencontres et s’en va avec un livre dédicacé qu’il ne va probablement pas lire.

C’est ce qui explique que de nos jours, nous avons davantage affaire à des auteurs orateurs, bons ou mauvais, qui passent leur temps à sublimer des œuvres, parfois indéfendables, qu’à des silencieux qui laissent parler leurs écrits. La plupart du temps, l’œuvre est réduite à d’interminables commentaires de son propre auteur, ou des modérateurs complaisants ; commentaires qui se contredisent parfois d’une rencontre à l’autre, selon le public présent. C’est ce qui explique aussi le grand hiatus entre ce que présente l’écrivain de son œuvre et ce que le lecteur averti y trouve. Plus d’une fois, il m’est arrivé de lire un roman après avoir assisté à une rencontre et de me dire (je présume que je ne suis pas le seul dans ce cas) :  » Ou bien l’auteur s’est trompé d’œuvre en présentant la sienne, ou bien c’est moi qui n’ai pas su lire, puisque je n’ai pas réussi à déceler dans l’œuvre toute la poétique que l’auteur a attribuée à son texte. »

On ne demande pas à un écrivain de savoir parler, on n’exige pas de lui de maîtriser la communication verbale, de séduire par l’oralité enchanteresse , par une attitude rebelle, par des poses savantes, ou par une insociabilité affichée, souvent factice ; on exige de lui un texte bien écrit et un imaginaire fertile. Pour les conteurs, les beaux parleurs, les séducteurs, les exhibitionnistes, les jacasseurs, les faussaires, etc., il y a Jamaa el fna.

Il va sans dire qu’exceller à la fois dans l’écrit et l’oral, dans la poétique et la rhétorique, dans l’érudition et la communication, dans le savoir et le savoir-faire est une bénédiction qui frôle le génie, mais les génies ne courent pas les rues. La réalité est tout autre, elle nous confirme qu’un vrai écrivain sait rarement parler de ce qu’il a écrit, de la même façon qu’un vrai artiste-peintre est incapable d’expliquer ses toiles.

Alors, lors des rencontres littéraires, soyons moins complaisants, sans être insultant ni démolisseur pour autant, respectons l’intelligence du public présent, donnons la priorité à l’écriture sur l’oralité et aux textes sur les commentaires ; laissons nos œuvres parler d’elles-mêmes et cessons de leur prêter des qualités dont elles sont souvent dépourvues.

Étiquettes

Related posts

Top