Radicalisation et fragmentation communautaire

A Carthage le cinéma scrute le monde

Dès les premières projections, les Journées cinématographiques de Carthage ont donné le ton de ce qui anime  le cinéma arabo-africain aujourd’hui, cinquante ans après la création du festival en 1966 : force est de reconnaître que la programmation de cette édition est restée fidèle aux soucis des pionniers (Cheriaâ, Ousmane, Tewfik Saleh…) en privilégiant un cinéma qui interroge le monde et le traduit à travers des images et des sons, dans des récits bien ancrés dans leur époque. Deux films d’emblée, La fleur d’Alep et Clash (Ichtibak) abordent frontalement des sujets de l’actualité immédiate du monde arabe. On peut déjà parler d’un cinéma post-printemps arabe ; celui de la remis en doute et des questionnements (Voir aussi C’est eux les chiens du Marocain Hicham Lasri).

C’est ainsi que le film d’ouverture, La fleur d’Alep du tunisien Réda Bahi met au centre de son programme narratif, la question de la radicalisation des jeunes aujourd’hui à travers l’histoire de Mourad qui quitte sa famille pour rejoindre les djihadistes en Syrie. Si l film a l’issue de sa projection en avant-première mondiale a été différemment apprécié, il n’en demeure pas moins porté par une certaine originalité, celle de proposer un point de vue construit dramatiquement sur une question  qui touche des milliers de familles tunisiennes certes mais aussi maghrébines, françaises…etc., et taraude politiciens, sociologues voire les scénaristes. Béhi dans ce sens est le premier à ma connaissance à traiter  ce sujet et surtout d’une manière directe en appelant les choses par leur nom ou plutôt en élaborant les images qui leur siéent.  Le film est de facture classique, tendance grand public avec des stars de l’écran, un récit linéaire qui élabore sa démonstration d’une manière didactique quasi-documentaire. Le récit démarre au sein d’un milieu décrit rapidement comme celui de la moyenne bourgeoisie urbaine. Mourad jeune lycéen de 18 ans a tout en principe pour être heureux. Sauf que le couple de ses parents bat de l’aile, en instance de divorce. La mère, Selma, ambulancière est souvent absente pour des raisons professionnelles ; le père, artiste de métier préfère vivre dans son univers propre où il façonne des formes à sa guise…la structure familiale, est ainsi pointée du doigt d’emblée ; le film semble dire symboliquement qu’une société déchirée où les repères fondamentaux sont cassés minés par des choix égotistes mènent à des situations de vide émotionnel et intellectuel que vient combler le discours radical.

Sauf que la métamorphise de Mourad semble arriver subitement : ses rapports avec sa belle copine, avec sa mère…ne s’inscrivent pas dans une évolution dramatique qui pourrait préfigurer l’issue fatale. Le jeu du comédien lui-même, très statique est distancié, n’aide pas à saisir cette métamorphose. Le seul moment fort du film est quand Selma décide de ne pas rester les bras croisés et de rejoindre la Syrie à la recherche de son fils. La figure de l’ambulancière urgentiste prend ici toute sa dimension symbolique : ce sont les femmes qui peuvent aller à la rescousse d’une génération en perdition. Le rôle prend toute sa force grâce à l’apport de la gracieuse comédienne internationale Hind Sabry. Le film perd de cette substance une fois la mère arrivée sur le terrain. La quête se perd dans les méandres et la confusion du conflit pour aboutir à un dénouement inapproprié. Le film de Réda Béhi dans son projet « d’expliquer » ou de « comprendre » le passage à l’acte fatal  peut être analysé en parallèle avec deux films qui ont brillamment abordé le sujet, je pense à Chevaux de Dieu  de Nabil Ayouch et l’excellent L’attentat de Ziad Doueiri.

Le film égyptien Clash de Mohamed Diab, sélectionné à Cannes en 2016 est un huis clos qui réunit dans une fourgonnette de la police des manifestants ramassés violemment  au cours de manifestations de 2013 qui ont fait suite à la destitution du président élu. Cet huis clos est conçu pour fonctionner comme un microcosme de la société égyptienne fracturée et éclatée entre divers courants et confessions. Les divergences politiques sont perçues comme une fragmentation communautaire : l’espace retreint du camion de la police devient l’enjeu de partage entre les différents courants que le récit reproduit dans la violence de leur rapport. La violence est omniprésente amplifiée par les techniques du son numérique. Les frères musulmans, les pro-militaires, des journalistes, des fans de musique, un couple « ordinaire »…toute cette société va reproduire la violence politique laissée hors champ. Les velléités d’humanisation sont vite réduites à néant par l’irruption de la violence.

Le film relève du cinéma de l’immersion c’st-à-dire qui plonge son spectateur dans l’action, impliqué carrément dans le récit. Si le film est un indicateur sociologique sur l’Egypte post-révolution, il est aussi un élément de la sociologie du nouveau cinéma égyptien, post Naguib Mahfouz : un cinéma qui a connu son âge d’or autour d’un espace emblématique, celui la hara (la place), véritable carrefour social où se croisent et se tissent des regards, des rapports et des destins. Avec le film de Ziad et son huis-clos mobile, c’est le signe des nouveaux temps qui commencent pour un cinéma désormais en apesanteur.

Mohammed Bakrim

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