Entretien avec l’ambassadeur de Cuba à Rabat
Jeudi soir, les Nations unies ont adopté, pour la 32 ème fois, une résolution contre l’embargo américain sur Cuba, avec 187 voix pour, deux contre (Etats-Unis et Israël) et une abstention (Moldavie). Un entretien avec l’ambassadeur de Cuba à Rabat, Roberto Victorio Fernández, pour faire le point sur cette situation dramatique qui perdure depuis plus de six décennies.
1 – Depuis plus de six décennies, les Etats Unis imposent un embargo draconien contre Cuba, comprenant des restrictions de tous genres (économiques, commerciales et financières), rendant illégales les affaires que les entreprises américaines – mais également de facto les sociétés étrangères- pourraient entreprendre avec Cuba. Elles sont interdite d’exporter tous produits alimentaires et même les médicaments… avec toutes les répercutions dramatiques sur l’économie cubaine et la vie quotidienne de la population…
A votre avis, les raisons de cette vindicte s’expliquent-elles uniquement par les ressentiments du passé et le message lancé en direction de tout Etat latino-américain qui suivrait la voie cubaine, surtout que le monde est loin de l’époque de «la baie des cochons», de l’ex-Union Soviétique et de la guerre froide que nous en séparent 3 à 6 décennies?
Le monde et le système actuel des relations internationales ont considérablement changé au cours des dernières décennies. Dans ce scénario, la construction de la Révolution et du Socialisme à Cuba a été une priorité du gouvernement au milieu de conditions externes difficiles et de transformations internes.
Au cours des 65 dernières années, les gouvernements successifs des États-Unis ont continué de montrer clairement leur volonté de déterminer et de contrôler le destin de Cuba. Il s’agit d’une vieille ambition ancrée dans la doctrine Monroe, qui définit la nature dominante et hégémonique de la politique américaine envers Cuba et la région latino-américaine.
Les documents officiels des Etats-Unis, y compris certains documents déclassifiés, décrivent clairement l’intention de priver Cuba d’argent et de fournitures et de réduire ses ressources financières.
C’est ce que reconnaît le mémorandum interne écrit par le sous-secrétaire d’État Lester Mallory, du 6 avril 1960, dont le texte conseille : « employer rapidement tous les moyens possibles pour affaiblir la vie économique de Cuba (…) réaliser les plus grands progrès dans la privation d’argent et de fournitures à Cuba, pour lui réduire ses ressources financières et les salaires réels, provoquer la faim, désespoir et le renversement du gouvernement ».
L’objectif est d’imposer la volonté à la nation cubaine ; de contrôler notre vie et notre destin ; d’annuler nos droits souverains.
Bien que les fondements et les mécanismes varient avec le temps, l’objectif permanent de la politique de blocus contre Cuba a été d’utiliser la puissance économique des États-Unis pour saper le système socioéconomique et politique de Cuba, et pour obtenir un changement du système politique.
Le gouvernement des États-Unis a dissipé tout doute quant au caractère délibérément cruel du blocus, en utilisant le pire moment de la pandémie de Covid 2019 pour imposer une punition supplémentaire aux Cubains. Le gouvernement américain a alors renforcé l’interdiction d’importation à Cuba de produits de toutes sortes, y compris des ventilateurs pulmonaires ; il a pris des mesures contre l’expansion industrielle de la production des vaccins cubains qui nécessitaient des équipements pièces détachées, intrants ; a empêché aussi l’importation d’oxygène en provenance de pays tiers.
Les gouvernements américains ont demandé à plusieurs reprises des gestes unilatéraux à Cuba, en invoquant un prétendu assouplissement de la politique intérieure ; mais il manque de moralité pour exiger quelque chose alors que c’est précisément sa politique de blocus qui est la cause principale de la situation économique difficile que traverse mon pays. (…).
Dans le système politique américain, la question de Cuba a été l’otage de groupes d’intérêt spéciaux, de compromis politiques, de transactions et de pressions, qui sont tous étrangers aux intérêts de la majorité des américains et des Cubains.
L’exemple de Cuba dans la région et au niveau international constitue un autre élément qui conduit à cette politique. Le prestige et l’image que la Révolution a acquis en tant que défenseur des intérêts, priorités et droits des pays en développement et des peuples du tiers monde (…).
Il est également évident que la politique des États-Unis à l’égard de Cuba est influencée par des considérations géopolitiques et géostratégiques. Historiquement, son projet de développement en tant que puissance a exigé la formation et le maintien d’une structure de pouvoir et de sécurité régionale, à laquelle le gouvernement américain considère que Cuba ne correspond pas, ignorant la volonté et le droit de mon pays à décider librement. (…).
Cuba continuera à travailler et à faire des efforts dans des conditions aussi difficiles. La stabilité, la reprise et les progrès dans ce scénario complexe devront être interprétés comme une preuve de la défaite des politiques américaines d’agression extrême. Nous avons un système qui connaît ses lacunes et travaille à les éliminer dans des conditions très difficiles, mais en aucun cas n’est disposé à se soumettre à l’ingérence et à la domination du gouvernement des États-Unis, comme le prévoient les lois anti-cubaines de ce pays.
Le gouvernement cubain a réaffirmé à plusieurs reprises sa disposition et sa volonté d’aller de l’avant dans une relation plus constructive et respectueuse avec les États-Unis, sans porter atteinte à la souveraineté et à l’indépendance et dans des conditions d’égalité.
Tous les problèmes de Cuba ne sont pas dus au blocus, mais c’est le principal obstacle à notre développement. Il n’existe pas de sociétés parfaites. Nous sommes loin de cela. Et nous manquons de tant, que ceux qui mesurent le développement par les niveaux de consommation de la société pourraient dire que nous sommes un pays pauvre en termes économiques. Nous pouvons l’être, mais nous sommes aussi une nation qui résiste au plus grand blocus économique et financier de l’histoire (par son extension dans le temps et par ses effets) et ne renonce pas à ses principes et idéaux de justesse, basés sur un projet social qui défend l’être humain comme centre de la société.
2 – Il n’y a pas longtemps, en 2021, le Département d’Etat a placé Cuba dans la liste des pays soutenant le terrorisme (State Sponsor of Terrorism), à la surprise générale de la communauté internationale, et tout particulièrement des alliés occidentaux de Washington.
Quels sont les impacts de cette décision injustifiée, en plus de ceux connus du blocus américain sur le commerce et les services que Cuba aurait pu conclure avec le reste du monde ?
Le 12 janvier 2021, quelques jours avant son départ de la Maison Blanche, l’ancien président Donald Trump a décidé d’inclure à nouveau Cuba dans la liste unilatérale et injuste des pays supposés parrains du terrorisme, sous le prétexte de l’influence cubaine dans la région latino-américaine et des pourparlers de paix en Colombie, dont mon pays a toujours été garant et facilitateur.
Depuis, des mesures très dures, graduelles et froidement conçues pour nuire à l’économie et causer des dommages humanitaires ont été prises.
Les arguments avancés par le Département d’État sont fallacieux. Il est reconnu par tous que Cuba n’est pas un État parrain du terrorisme et que sa conduite face à ce fléau a été irréprochable.
La présence sur la liste des États qui parrainent le terrorisme a de graves conséquences pour l’économie du pays, notamment dans le secteur bancaire et financier, tout en renforçant les effets dissuasifs et intimidants à l’égard des tiers dans leurs relations commerciales avec Cuba.
Leur impact est extrêmement préjudiciable non seulement au commerce, mais aussi aux possibilités de crédit et de paiement des biens et intrants indispensables au développement du pays.
La présence de Cuba dans la liste limite aux particuliers l’ouverture de comptes bancaires à l’étranger, l’utilisation d’instruments pour encaissements et paiements internationaux, l’accès aux entreprises fintech et à la banque numérique, et l’achat de serveurs et services en ligne. Ces barrières ne font pas que noyer les rares voies disponibles pour les Cubains d’élargir la croissance et le développement du secteur privé, que le gouvernement américain s’est engagé à soutenir, mais elles sont aussi un obstacle pour les Cubains vivant à l’étranger.
Des dizaines de banques ont suspendu leurs opérations avec le pays, y compris les transferts pour l’achat de nourriture, médicaments, combustibles, matériaux, pièces et autres biens.
En raison de la position de plusieurs institutions financières pour le paiement aux fournisseurs et de l’impossibilité d’accéder à des voies logistiques plus rapides et plus rapides, Cuba a dû assumer des coûts supplémentaires élevés pour acquérir des intrants prioritaires.
De même, plusieurs missions diplomatiques cubaines ont été confrontées à des difficultés avec les institutions bancaires qui leur fournissaient traditionnellement leurs services, situation qui a affecté le fonctionnement et la subsistance des ambassades et de leurs consulats. Le paiement des obligations financières de Cuba envers divers organismes internationaux et régionaux a également été gravement affecté.
Cette mesure coercitive a eu de graves conséquences sur le plan humanitaire, notamment en ce qui concerne l’aide humanitaire et l’aide au développement ainsi que la disponibilité de biens essentiels tels que les denrées alimentaires et les médicaments (…).
Cela affecte négativement la réalisation et l’exercice des droits fondamentaux de l’homme, notamment les droits à l’alimentation, à la santé, à l’éducation, aux droits économiques et sociaux, au droit à la vie et au développement.
En juillet 2024, 46 membres du Congrès américain ont exhorté le président Joe Biden à renverser la désignation de Cuba comme pays prétendument parrain du terrorisme.
De même, dans une lettre envoyée en septembre dernier au président américain, un groupe de 35 anciens chefs de gouvernement d’Amérique latine et des Caraïbes, d’Europe, d’Afrique et d’Asie a exhorté le pays à retirer Cuba de la liste des États qui sont présumés parrains du terrorisme.
Dans cette lettre, les anciens dirigeants ont souligné « leur profonde conviction que le Gouvernement cubain est sérieusement engagé contre le terrorisme et en faveur de la paix dans la région et dans le monde », tout en précisant que « sans preuve aucune indique à Cuba qu’elle a des liens avec les activités terroristes dont elle est victime et, en vertu de cette présomption, elle se voit infliger des sanctions sévères qui frappent directement sa population ».
Le même mois, près de 600 parlementaires de 73 pays du monde entier ont écrit une lettre commune condamnant cette désignation comme « cynique, cruelle et en violation flagrante du droit international ». Dans la lettre, les législateurs ont appelé leurs gouvernements respectifs à « prendre des mesures immédiates pour plaider en faveur de l’élimination [de la désignation] ».
Ces plaintes et d’autres qui ont été déposées dans le monde entier sont un exemple clair de l’appui majoritaire et juste dont bénéficie la demande.
3- Face aux refus américains répétitifs de mettre fin au blocus imposé à Cuba, la question de l’instauration d’un nouvel ordre politique et économique mondial s’impose plus que jamais. Est-ce la seule alternative, aujourd’hui, face à l’entêtement américain ?
Cuba a réitéré à plusieurs reprises la nécessité d’un changement du système économique et politique international.
Le monde a radicalement changé. Nous l’avons confirmé d’un seul coup, avec l’aggravation des conflits internationaux, les guerres, les pillages de peuples, les pandémies jamais vues, etc. De tous ces phénomènes, seules les grandes puissances en tirent avantage. Le multilatéralisme cherche à progresser sur une voie minée par les intérêts et les aspirations au pouvoir de quelques-uns. L’Organisation des Nations Unies, ses institutions et ses principes sont constamment bafoués et violentés.
L’établissement d’un nouvel ordre international, politique et économique mondial est aussi évident que nécessaire. (…)
De nouvelles puissances sont apparues, qui se rapprochent chaque jour davantage des paramètres de développement du soi-disant premier monde. Ces puissances rivalisent avec les premières économies dans des domaines qui semblaient inattaquables jusqu’à il y a peu : l’efficacité, la productivité, l’intelligence artificielle, les services financiers, le commerce, etc.
Par leur poids politique, économique et démographique, les BRICS constituent un exemple de cette transformation, ce qui a émergé comme un acteur fondamental d’une importance croissante, l’autorité et le leadership sur la scène géopolitique mondiale et un espoir réel pour les pays du Sud dans leur chemin complexe vers la réalisation d’un ordre international plus juste, démocratique, équitable et durable. Cuba a récemment été admise à côté de 12 autres pays comme membre associé des BRICS.
Il est en outre essentiel d’entreprendre une réforme en profondeur des institutions financières internationales, tant sur le plan de la gestion et de la représentation que sur celui de l’accès au financement ; tenir dûment compte des intérêts légitimes des pays en développement et accroître leur pouvoir de décision au sein des institutions financières mondiales.
Les écarts économiques qui existaient depuis toujours entre les nations se sont creusés au lieu de se réduire et ont été élargis à d’autres secteurs de la vie internationale, tels que l’éducation, la santé, l’environnement, l’information et la connaissance.
Depuis son statut de membre fondateur de l’ONU, mais surtout depuis le triomphe de sa Révolution en 1959, Cuba a apporté des contributions concrètes au débat pour parvenir à un nouvel ordre international plus juste.
Dans sa politique étrangère, la Révolution cubaine a toujours défendu que l’instauration de ce nouvel ordre mondial doit reposer sur des prémisses politiques indispensables, telles que le respect de la souveraineté, l’égalité entre les Etats, l’accès aux marchés et systèmes financiers de manière transparente et pour tous, notamment les pays en voie de développement. (…)
Cuba a accompli un travail multidimensionnel et multiforme pour parvenir au nouvel ordre. Sa projection internationale n’a été possible que grâce aux principes de la Révolution cubaine et à la vocation d’œuvrer pour l' »équilibre du monde », enracinée dans la pensée de son chef, Fidel Castro Ruz, et du héros national cubain, José Marti.
Si nous ne changeons pas le scénario mondial actuel, la cupidité et l’égoïsme de quelques-uns nous nous précipiterons dans l’abîme dont ne pourront sortir ceux qui s’efforcent d’empêcher un paradigme de coexistence différent ; un monde plus juste, inclusif et équitable qui offre aux nations appauvries de réelles opportunités pour une vie digne et durable, où la faim et la pauvreté disparaissent et où le droit à la vie et au développement est respecté. Un monde où la coopération et la solidarité entre les pays sont primordiales.
Propos recueillis par
Mohamed Khalil