Facteurs idéologico-culturels et stratégie de développement

Al Bayane publie le livre de feu Abdel Aziz Belal, éd. SMER, 1980

«Développement et facteurs non-économiques»

Nombre d’économistes, y compris certains parmi ceux qui se réclament de l’approche marxiste, emportés par une vision «économiste» des réalités socio-économiques, ont tendance à ignorer ou à négliger l’importance des facteurs non économiques dans l’analyse des problèmes du «sous-développement» et du développement.

En général cette méconnaissance se place à deux niveaux :

  • au niveau de la perception des réalités actuelles et des facteurs de blocage du progrès qui sont identifiés (au mieux on aura droit à l’éternel couplet si cher aux sociologues occidentaux de la persistance d’une «mentalité traditionnaliste» ;
  • au niveau des stratégies proposées dans lesquelles le jeu des facteurs non économiques est sous-estimé, ou bien n’est pas correctement inséré dans l’ensemble de la dynamique sociale[1].

Dans ce chapitre, nous voulons, dans une première approche, souligner l’importance d’une démarche dialectique globale permettant de démonter non seulement les contradictions socio-économiques des sociétés dépendantes, mais également les incohérences de leurs superstructures (au sens marxiste), et les niveaux d’interférence et d’interaction entre leurs structures socio-économiques (forces productives et rapports de production) et leurs superstructures (idéologies et mentalités, culture, Etat, conscience sociale etc.).

Impossibilité de reproduire le « module » de capitalisme développé

Les faits actuels, confortés par l’expérience de la dernière période, sont en train de confirmer une réalité d’importance capitale, pour qui veut se donner la peine de la saisir : il s’agit de l’impossibilité de reproduire à une vaste échelle dans les ‘’pays sous-développés’’ et sur la base d’un mouvement socio-économique et socio-culturel englobant l’ensemble de la société, le ‘’modèle’’ de capitalisme développé qui caractérise actuellement l’évolution sociale du monde occidental.

Cette situation ne signifie pas, bien entendu, la fin de toute tentative visant à étendre les rapports de production de nature capitaliste dans les ‘’pays sous-développés’’  de la part des centres de l’hégémonie impérialiste et des bourgeoisies locales qui en dépendent en grande partie. Mais cela en trace les limites historiques objectives : au mieux, cela entraînerait un agrandissement de quelques ‘’ilots de prospérité’’ au milieu ‘’d’océans de misère’’ ou en d’autres termes un élargissement relatif du secteur capitaliste au prix d’une aggravation des distorsions, des déséquilibres et de la dépendance, d’une marginalisation et d’un appauvrissement plus poussés des masses populaires.

Les blocages dont souffrent nos sociétés ne sont pas seulement des blocages de nature socio-économique (détournement de l’accumulation du capital au profit des centres impérialistes, non-maîtrise nationale de la croissance des forces productives etc.) mais aussi au niveau super-structurel des blocages de type politique et idéologico-culturel qui renforcent les premiers.

Dans le cadre d’une stratégie authentique de développement, la liquidation des premiers doit nécessairement s’accompagner de l’élimination des seconds, qui constituent des facteurs et des mécanismes d’inhibition, empêchant le progrès et la créativité de nos peuples, notamment dans la sphère socio-culturelle et dans la maîtrise de la technologie. L’ensemble des blocages entravant la marche vers un développement national ne sont pas seulement la manifestation hégémonique de forces socio-économiques et politiques déterminées, mais également de valeurs idéologico-culturelles secrétées par ces mêmes forces, qui spéculent sur l’image de la prétendue supériorité de la ‘’civilisation occidentale’’ et son acceptation en tant que telle par nos peuples, pour tenter de reproduire, à chaque moment, les rapports de domination impérialiste, sous des formes rénovées s’il le faut.

Sans parler des bas revenus qui sont le lot de l’immense majorité des populations dudit Tiers-Monde, et qui font de leur ‘’société de consommation’ une fausse société de consommation, limitée structurellement à 15 ou 20% de la population[2], leur terrain socio-culturel et de civilisation n’offre pas de possibilités à une extension généralisée et organique de la civilisation occidentale ; ce qui est une autre façon d’exprimer l’incapacité du capitalisme à offrir une voie de développement valable et efficace pour le progrès global de ces sociétés.

Pour expliquer cette réalité, nous devons rappeler que le développement du mode de production capitaliste s’est effectué à la suite d’un mouvement endogène au sein des sociétés occidentales, et il a produit ce qu’on appelle la civilisation occidentale. Celle-ci fait corps, organiquement, avec la nature et la dynamique interne du type de développement socio-économique et culturel qui l’a engendrée. Elle est à la fois l’expression du triomphe d’un mode de production sur les modes antérieurs et de leur élimination définitives, d’une histoire, d’un certain type de culture privilégiant une conception particulière des rapports humains, le tout débouchant sur un façonnement déterminé des modes de vie et de consommation et des comportements.

L’émergence du mode de production capitaliste en Europe occidentale sur une base endogène aux 18e-19e siècles a été la conséquence, non seulement de transformation socio-économiques antérieures (principalement la rencontre d’une importante accumulation de capital-argent avec une force de travail prolétarisée par la désagrégation des rapports de production féodaux), mais aussi de mutations idéologico-culturelles en profondeur qui les ont accompagnées et renforcées (la réforme protestante, la renaissance, le siècle des lumières etc.), la période décisive de la maturation des deux types de transformations ayant été les 16e, 17e et 18e siècles. Au passage, il faut souligner le travail colossal de création intellectuelle réalisé par les penseurs de la bourgeoisie européenne à cette époque, dans sa phase ascendante et antiféodale, en vue d’abattre l’ancien ordre et de déblayer le terrain pour la nouvelle société bourgeoise, pour le développement des rapports de production capitalistes sans entraves, et la diffusion d’une nouvelle conception du monde et de la vie sociale.

Il faut poser d’autres interrogations à l’histoire afin de mieux éclairer les problèmes du présent : pendant des siècles, la structuration en classes sociales nettement différenciées et parfois antagonistes s’est fait en Europe occidentale autour de la propriété privée des moyens de production (propriété féodale de la terre, d’abord grevée de servitudes, puis peu à peu évolution vers la propriété de forme bourgeoise), tandis que dans de nombreuses sociétés à la même époque en Afrique, en Asie et en Amérique, les processus de différenciation en classes sociales se réalisaient d’une autre façon, plus lentement et moins nettement, sur la base surtout d’une transformation des pouvoirs de fonction de certains groupes et pouvoirs d’exploitation, à l’intérieur de structures communautaires qui résistèrent à ce mouvement jusqu’à la pénétration de l’impérialisme[3]. Il est évident que pendant des siècles le façonnement de la conscience sociale des producteurs et des non-producteurs dans les deux types fondamentaux de structuration des classes sociales qu’avait connus l’histoire ne s’est pas réalisé de la même manière, ni du point de vue du contenu idéologique ni du point de vue de la pratique des hommes. Et ceci jusqu’à l’avènement de l’impérialisme.

L’histoire du développement capitaliste en Europe occidentale n’a nullement été celle d’un processus harmonieux, mais celle d’un processus contradictoire ; toutefois en considérant la totalité socio-historique constituée par ses sociétés on ne peut qu’être frappé par une remarquable cohérence entre la nature de leur développement socio-économique et le type de civilisation et de comportement social qu’il a engendré (jusque et y compris les formes et la netteté des luttes sociales qu’elles connaissent)

Une incohérence structurelle

L’extension du mode de production capitaliste au-delà de ses frontières d’origine, vers le reste du monde (mis à part les cas très particuliers des Etats-Unis, du Canada, de l’Australie, et de la nouvelle Zélande et du Japon) y a créé une situation bien différente, marquée notamment par une incohérence structurelle entre les processus socio-économiques de nature capitaliste imposés de l’extérieur et les types de civilisations préexistantes.

Dans de telles conditions, le processus de ‘’sous-développement’’ issu de ce choc a été et est vécu concrètement par les populations concernées comme une crise d’envergure : crise socio-économique (perte de marchés, exploitation brutale, chômage permanent, exode accéléré et douloureux etc.), mais aussi crise de civilisation traduisant une ‘’impréparation’’ socio-historique et une inadaptation des cultures et des comportements humains par rapport aux formes de vie imposées par la pénétration capitaliste. En particulier l’environnement socio-culturel qui, dans le cas de l’Europe précapitaliste (du 16e au 18e siècle surtout) avait subi une lente transformation préparant l’apparition endogène du capitalisme, connaît dans beaucoup de pays du Tiers-Monde une sorte de raidissement, que l’agression coloniale et ses diverses formes de domination ont très souvent affermi.

L’irruption brutale de rapports sociaux d’institutions et de comportements nouveaux, dans la foulée de la pénétration capitaliste – impérialiste est apparue comme une calamité aux yeux de la masse des populations concernées, bien qu’une minorité sociale ait tenté par la suite de s’en accommoder et de s’y adapter. Mais cette tentative d’adaptation elle-même demeure bien souvent tronquée et artificielle, ce qui donne une allure particulière au capitalisme autochtone des pays ‘’sous-développés’’ ; ainsi par exemple, le commerçant marocain originaire du Sous qui agit en vue de s’intégrer aux structures capitalistes, ne rompt pas pour autant avec son clan d’origine, qui continue de le conditionner d’une certaine façon.

Il faut donc dépasser la façon mécaniciste, faussement scientifique et partant mystificatrice avec laquelle le débat ‘’tradition-modernité’’[4] est posé à nos pays par des sociologues et économistes occidentaux, contradictions essentielles ne situent pas sur ce terrain et ne sont pas identifiables à ce niveau.

La démarche critiquée ici masque en fait les réalités fondamentales du ‘’sous-développement’’, en particulier en occultant son essence, c’est-à-dire la structure et la dynamique des rapports de classes internes/externes propres aux formations sociales périphériques, avec leurs conséquences sur les conditions de reproduction de la formation sociale, sur la création-distribution-affectation du surplus économique, le profil imprimé à la croissance des forces productives, la dépendance culturelle et technologique etc.

C’est à ce niveau qu’il faut identifier la contradiction principale dont la solution est liée à la mise en œuvre d’une stratégie révolutionnaire de développement, contradiction entre les nécessités de la libération des forces productives en vue de leur affectation à la satisfaction des besoins socio-nationaux prioritaires et le carcan des rapports de production existants, entre les forces sociales qui, de par leur situation même, ont un intérêt décisif à la liquidation de l’exploitation, de la dépendance et du sous-développement et celles qui en tirent profit, c’est-à-dire entre d’un côté les classes laborieuses créatrices du surplus économique (en premier lieu prolétariat et paysannerie pauvre) et leurs alliés nationaux et de l’autre les forces hégémoniques de la domination impérialiste et leurs alliés de classes internes dans les formations périphériques. Car le ‘’sous-développement’’ ne peut être correctement compris et analysé que s’il est ‘’remis sur ses pieds’’, en tant que partie intégrante d’une totalité socio-historique en mouvement, en tant que ‘’sous-produit’’ du développement du capitalisme et de l’impérialisme modernes. La logique interne de l’accumulation du capital, dans les conditions de l’impérialisme ne pouvait aboutir, en Afrique, en Asie et en Amérique Latine, qu’à un capitalisme périphérique dominé, faible, imbriqué avec les survivances des anciens modes de production qu’il tente d’utiliser à son profit, notamment comme réservoirs de main-d’œuvre à très bon marché, prolétarisée ou semi-prolétarisée.

Les théoriciens-idéologues de l’impérialisme, suivis sur ce terrain par nombre de spécialistes bourgeois des sciences sociales – tentent de masquer ces réalités et ces contradictions fondamentales, en présentant une conception faussement évolutionniste du développement économique et social qui serait valable pour toutes les sociétés, donc à prétentions ‘’universalistes’’. La plus typique, sinon la plus caricaturale de ces théories est incontestablement celle élaborée par W.W. Rostow dans son ouvrage Les Etapes de la Croissance Economique. Qui tente de fonder théoriquement la conclusion selon laquelle la voie et la stratégie du développement des ‘’pays sous-développés’’ se confondent avec la nécessité du ‘’rattrapage’’ des pays capitalistes du centre en empruntant les mêmes voies et moyens que ceux qui, à travers l’histoire, les ont amenés au niveau actuel de développement.

Notre propos ici n’est pas de faire une critique[5] d’ensemble de la théorie de Rostow, critique déjà présentée, mais de relever surtout la fausseté des présupposés idéologiques qui servent de soubassements à ce genre de conceptions.

Par exemple, on nous présente le secteur moderne c’est-à-dire capitaliste des pays sous-développés comme étant le royaume de l’efficacité et de la rationalité par opposition au secteur ‘’pseudo-traditionnel’’, domaine ‘’par excellence’’ de la tradition fétichisée et des comportements irrationnels basés sur l’atavisme des masses. C’est là une vision bien superficielle de la réalité, fondée sur une démarche de type néo-positiviste et non sur une démarche de type dialectique qui cherche à saisir les phénomènes sociaux (y compris culturels et idéologiques) dans leur mouvement, leur connexion, leurs contradictions et leur place dans l’ensemble de la totalité sociale historiquement conditionnée.

Or, pour l’essentiel, ce n’est pas ‘’l’atavisme’’ qui explique le comportement des masses du prétendu ‘’secteur traditionnel’’, mais plutôt la crise sociale d’envergure qu’elles subissent depuis la pénétration du capitalisme, et leur marginalisation de plus en plus poussée dans le système du ‘’développement sous-développement’’ qui amplifie la crise d’inadaptation. Dans de telles conditions, ces masses, à la recherche d’une sécurité non seulement économique, mais aussi psychique et morale, s’accrochent à ce qui est à leur portée et que leurs pères ont légué comme un héritage.

Il ne s’agit nullement de dénigrer ou de faire l’apologie d’une telle attitude, mais de la comprendre en la réintégrant dans l’ensemble de la réalité socio-économique et culturelle, et de voir également que son dépassement dépend au premier chef de pratiques politiques et idéologico-culturelles adéquates.

D’ailleurs l’histoire récente des peuples dudit Tiers-Monde témoigne que, lorsque ces masses perçoivent la possibilité de concrétiser des perspectives de changement social politique et culturel à court ou moyen terme, elles sont susceptibles de se mettre en mouvement et le prétendu atavisme n’y peut rien pour les en empêcher. A condition que ces perspectives et la pratique utilisée en vue de les concrétiser fassent corps avec la réalité sociologique du pays, son terrain socio-culturel et de civilisation, son histoire, dans le cadre d’un projet de renaissance nationale et d’émancipation économique et sociale. Autrement, même lorsque se présente une chance historique de réaliser un ‘’raccourci’’ vers le développement et la ‘’modernisation’’, comme ce fut le cas, par exemple, dans la Turquie de Kemal Ataturk, le nationalisme moderniste inspiré par le positivisme bourgeois ne débouche que sur un raccourci tronqué et fragile…

On serait tenté d’émettre le même jugement à propos de l’œuvre de Gamal Abdel Nasser concernant les structures internes de l’Egypte contemporaine malgré les changements intervenus, en ce sens que de nombreux blocages de nature sociale et idéologique ne furent pas éliminés et ne pouvaient pas l’être dans le cadre d’une révolution anti-impérialiste dirigée par la petite-bourgeoisie, et qui persistait à le rester.

Demain : Dialectique de l’universel et du spécifique


[1] Parmi les travaux récents qui abordent certains des thèmes dons nous débattons dans ce chapitre, il convient de citer : les œuvres d’A. Gramsci, les travaux de Anouar Abdel Malek (plus particulièrement La Dialectique Sociale publié aux Editions du Seuil), les œuvres d’Amilcar Cabral (publiées en 2 tomes aux Editions Maspero), certains travaux de L.S Senghor relatifs au concept de la « négritude » l’idéologie arabe contemporaine et La crise des intellectuels arabes de A. Laroui (parues aux Editions Maspero), l’ouvrage de Babakar Siné intitulé Impérialisme et théories sociologiques du développement (éd. Anthropos),  celui d’Y. Benot Les indépendances africaines idéologies et réalités (éd. Maspero), les travaux du philosophe hongrois Imre Marton, notamment son analyse critique de la pensée de Frantz Fanon (parue dans le Journal (Al Bayane), l’idéologie de la rupture de Jaques d’Hondt (PUF) etc…[2] Au Maroc, 20% de la population dispose de 50% des dépenses totales de consommation.[3] Pour l’Amérique indienne, la destruction sociale a été plus précoce puisqu’elle ………………..[4] Voir les critiques portées par Bahakar Siné à ce de conception dans ……………………………………………

Related posts

Top