Dépendance technologique et limites des tentatives d’industrialisation

Al Bayane publie le livre de feu Abdel Aziz Belal, éd. SMER, 1980

«Développement et facteurs non-économiques»

La question cruciale de l’extrême dépendance technologique des pays arabes dans leur ensemble mérite qu’on lui accorde toute l’importance nécessaire, afin que la réflexion collective permette de dégager des axes en vue d’ouvrir une brèche sérieuse dans ce « mur » qui risque de nous étouffer.

Autrement, le projet d’industrialisation des pays arabes, tel qu’il se réalise actuellement, exigeant des importations croissantes de biens d’équipement fabriqués à l’étranger, sans participation arabe substantielle au niveau de la conception technologique, de l’adaptation aux données spécifiques de nos pays, créant au contraire de nouvelles formes d’aliénation et de dépendance, pourrait se retourner contre leurs aspirations à l’émancipation et au développement.

Cette situation ne peut être dépassée que par une prise de conscience sérieuse de nos peuples, de nos intellectuels, et par un effort collectif global basé sur la mise en commun de nos ressources matérielles et intellectuelles, en particulier l’élimination des cloisonnements qui existent entre le «monde de la technique» et celui de la connaissance économique et sociale.

Une situation aigue de dépendance technologique

Nous devons reconnaître que la technologie, c’est -à-dire la science organisée pour la production – qu’elle soit incorporée à la main-d’œuvre (sous forme de qualifications), à l’équipement, ou qu’elle soit immatérielle (sofware» – non seulement joue un rôle essentiel dans l’activité économique, et s’assimile de plus en plus à une marchandise, mais aussi joue un rôle puissant dans le façonnement des modèles de production et de consommation. Elle confère le pouvoir à ceux qui l’exportent de prélever, dans beaucoup de cas, une part importante du surplus économique national pour payer son utilisation, et également de peser de façon contraignante sur la solution des problèmes sociaux internes, comme celui de l’emploi, sans perdre de vue le conditionnement idéologique subtil des esprits qui aboutit à la justification de la dépendance au nom «de la supériorité» du producteur de la technologie complexe et avancée.

Et lorsque, comme c’est le cas pour les pays arabes, il n’y a pas véritablement « transfert de technologie », en ce sens que l’utilisation de la technique étrangère ne s’accompagne pas de grands effets d’entraînement sur la qualification de nos producteurs à tous les niveaux, réduits à un rôle passif, la technique étrangère fonctionne comme élément de la production, sans répercussion aucune sur la capacité nationale d’adapter, de créer, progressivement, les conditions d’une autonomisation qui pourrait s’élargir dans le temps, au contraire, périodiquement, toute rénovation de la technologie implique son achat à l’étranger, à des coûts de plus en plus élevés.

Pratiquement nos pays se trouvent, soit dans une situation de dépendance technologique absolue, soit dans une situation de fort assujettissement à la technologie étrangère. Le premier cas signifie que dans le pays, des spécialistes étrangers appliquent une technologie élaborée à l’étranger et travaillent avec un équipement de fabrication étrangère ; et cela peut se rencontrer aussi bien dans des entreprises appartenant à l’Etat, au privé national, que dans des filiales de firmes étrangères. Le second cas, vers lequel on s’achemine de plus en plus, est celui où la main d’œuvre qualifiée locale travaille sur la base d’une technologie étrangère avec un équipement importé.

Cette situation risque de se perpétuer indéfiniment si un effort créateur national n’est pas organisé comme nous le montrons plus loin.

Les facteurs d’aggravation de la dépendance technologique

L’augmentation lente de la population active employée dans l’industrie est une des rançons de la dépendance technologique. Plusieurs facteurs se combinent pour pousser les pays arabes à accueillir essentiellement des techniques qui exigent beaucoup de capital par rapport à la main d’œuvre employée : le capital et les devises sont mis à la disposition des investisseurs à des taux d’intérêt bas : les entrepreneurs ont une propension à recourir aux techniques qui permettent de maximiser le profit ; les expert-conseils étrangers et les fournisseurs d’équipement et de savoir-faire sont placés en position de monopole du fait de l’absence d’une infrastructure convenable de la recherche, d’industries produisant des équipements et d’organismes locaux d’études et d’engineering ; le recours à des investissements étrangers directs et à « l’aide étrangère » aboutit très souvent à la déformation de la structure de l’investissement et imposant un pourcentage élevé d’importations ; tous ces phénomènes sont renforcés par la fausse idée de la modernité qui prévaut dans nos pays, assimilée à des gadgets fabriqués à l’étranger, ce qui confère un grand prestige aux marques commerciales des pays industriels développés et par contre se traduit par un complexe d’infériorité à l’égard des produits de la sciences et de l’industrie nationales.

Mais ces facteurs ne sont pas les seuls. Leur effet négatif est amplifié par la structure de la distribution des revenus qui, dans de nombreux pays arabes est extrêmement inégalitaire. Les industries, travaillant pour une demande solvable, ont tendance à rechercher les technologies étrangères les plus sophistiquées permettant de produire des biens d’un type déterminé consommés par des couches  sociales minoritaires. Le processus d’imitation de la consommation imposé par des minorités sociales privilégiées se traduit par un processus imitatif dans le domaine de la technologie, et non part un processus créatif ou adaptatif.

L’Absence d’une politique technique nationale constitue un lourd handicap dans la situation actuelle, c’est-à-dire d’une politique intégrée cohérente en matière de science et de technique, elle-même partie intégrante d’une authentique stratégie de développement. Les tendances actuelles de la science et de la technique dans le monde développé ne vont pas dans le sens correspondant aux intérêts des pays arabes, et du Tiers-Monde en général. Non seulement cette recherche ne porte pas sur des sujets liés à nos problèmes, mais plus grave, une partie en est dirigée contre certaines activités vitales de nos pays. D’après certaines estimations, les seules dépenses annuelles pour la recherche sur les matières synthétiques dans les pays industrialisés, absorbent un milliard de dollars, ce qui équivaut à la presque totalité des dépenses de recherche de l’ensemble des pays du Tiers-Monde. De plus, les techniques conçues dans l’environnement des pays occidentaux sont très souvent mal adaptées à nos conditions, car elles sont basées sur des méthodes de production convenant à des pays «riches en capitaux et pauvres en main-d’œuvre non qualifiée», s’intéressant à des produits conçus pour des marchés où la demande de consommation est très largement diversifiée, souvent de façon artificielle (notamment par le conditionnement publicitaire).

Mais lorsque n’existe pas une infrastructure scientifique et technique bien implantée dans le pays, il est pratiquement impossible de mener une politique de transfert rationnelle, basée sur un effort d’adaptation, et encore moins de mettre au point des techniques différentes de celles qui sont importées.

La possibilité d’harmonisation des structures de la production et des «structures intellectuelles» (système d’enseignement, recherche, engineering, bureaux d’études etc.) est au cœur du problème. Il est évident que des «structures intellectuelles» anachroniques, dépassées et aliénées ne sauraient participer à un tel processus d’harmonisation, tendant à la recherche d’une forme d’autonomie sur le terrain de la technologie.

La mise sur pied d’une infrastructure nationale scientifique et technique à l’échelle de toute la Nation Arabe, apparaît à l’heure actuelle comme une nécessité vitale afin de débloquer la situation et de parvenir à un ensemble fonctionnel comprenant[1] :

  • Des centres de recherche fondamentale et appliquée, dotés de moyens sérieux, capable de former un personnel scientifique, d’effectuer certaines recherches et de participer à l’élaboration d’une politique scientifique à long terme ;
  • Des bureaux d’études techniques et de consultation employant en priorité des nationaux car la maîtrise de la technologie passe par l’association des compétences locales à la conception et à la réalisation des projets ;
  • Un système de documentation et d’information industrielle fort et dynamique, capable de fournir des renseignements indépendants sur les sources de technologie existant à l’étranger, afin de renforcer la position du pays lors de la négociation de contrats ;
  • Un organisme doté de pouvoirs réels, chargé de tracer la politique en matière de recherche et d’applications scientifiques et de coordonner sa mise en œuvre pratique, qui pourrait en particulier, dans le cadre d’une stratégie appropriée, contrôler les transferts de technologie et le cas échéant faire un tri parmi les projets d’investissement , sur la base du choix des techniques, notamment lorsqu’il s’agit du secteur public.

La mise sur pied d’un tel système intégré, permettant de promouvoir le changement nécessaire dans l’offre des techniques requiert non seulement une volonté politique la libération nationale, mais également des moyens puissants, humains et matériels, que la coopération interarabe peut réunir, tout en réalisant une division du travail entre pays arables dans la recherche scientifique, afin d’éviter les doubles emplois et gaspillages.

La voie du dépassement de la dépendance technologique

Une stratégie authentique de développement autocentré, qui entraînerait une rupture avec la dépendance dans ses formes anciennes, financières et commerciales, afin de jeter les bases d’une économie homogène et auto-dynamique, doit intégrer également la dimension technologique, c’est-à-dire une politique à long et moyen terme fondée sur une série d’objectifs et de moyens planifiés ayant pour but spécifique de lutter contre la dépendance dans ses formes technologiques.

Un processus de développement autonome et continu est lui-même tributaire d’un programme général et cohérent relatif à la récupération des pouvoirs de décision économico-financiers encore détenus par le capital étranger, la transformation des structures agraires, l’utilisation efficace des surplus économiques, la redistribution des revenus sur une base équitable, l’élargissement des marchés intérieurs, l’expansion de l’emploi de la population active sur la base d’une politique dynamique et pas seulement comme conséquence de choix technologiques passifs, la satisfaction prioritaire des besoins fondamentaux des masses populaires, l’association des classes travailleuses à la prise des décisions à tous les niveaux. Dans ce cadre, un secteur public puissant et entraînant, rationnellement géré et démocratiquement contrôlé, peut jouer un rôle primordial non seulement au niveau de l’investissement et de l’industrialisation, mais également au niveau de l’application d’une politique technique nationale appropriée, s’appuyant sur une structure nationale scientifique et technique telle qu’on l’a définie plus haut.

Parmi les questions cruciales liées directement aux impératifs de la lutte contre la dépendance technologique, il y a celle d’une transformation radicale de notre système actuel d’éducation et de formation et de ses relations avec l’environnement.

Ce système, outre qu’il ne touche qu’une minorité dans beaucoup de cas, reste fondamentalement coupé des réalités concrètes et des forces productives matérielles dans les divers secteurs (agricultures, industrie, artisanat etc.) ; de plus il est vicié par son caractère livresque, ses méthodes pédagogiques surannées basées sur la mémorisation et l’apprentissage de connaissances d’une façon dogmatique. Il ne prépare pas les esprits à une réflexion critique, autonome et, partant, créatrice, dépassant le mode répétitif d’acquisition des connaissances. Il contribue largement aux impasses dans lesquelles se trouvent actuellement les tentatives de développer une recherche scientifique nationale et un effort de création nationale dans le domaine technologique.

Dans certains pays arabes, cette situation est aggravée par la marginalisation imposée à l’Université, confinée dans un « ghetto », sans liens réels avec la vie économique et sociale, le système productif, les projets et les problèmes concrets que doit résoudre le pays. Les études et recherches des organismes publics et para-publics sont le plus souvent confiées à des sociétés étrangères avec toutes les conséquences négatives que cela entraîne. Le potentiel de recherche des Universités n’est pas sollicité, n’est pas stimulé et valorisé par l’acquisition de nouveaux moyens, n’est pas intégré à un plan national de recherche définissant des priorités et prévoyant des étapes en vue d’atteindre des objectifs déterminés[2].

La crise des Universités arabes est aussi à relier avec le maintien et l’aggravation de notre dépendance technologique. En mettant en œuvre les moyens nécessaires pour la surmonter, et intégrer réellement l’Université à la vie économique et sociale de nos pays, il sera possible de poser des jalons sérieux sur la voie de la définition et de la réalisation d’une politique scientifique et technique nationale.

Dans le cadre de cette nouvelle orientation, il serait nécessaire de définir des domaines prioritaires de recherche, en conformité avec les besoins du développement.

Parmi ces domaines qui requièrent un effort prioritaire, c’est-à-dire une concentration de moyens afin d’atteindre un seuil d’efficacité, il convient de mentionner :

  1. L’agriculture : il est nécessaire de transformer radicalement les conditions de production agricole, dans l’aspect structurel (notamment répartition de la propriété) et l’aspect technique. Cette transformation ne peut réussir que si elle est accompagnée par un vaste effort de recherche en vue de réaliser une augmentation des rendements sur les terres actuellement cultivées et aussi pour mettre en culture des terres dans les zones semi-arides qui couvrent une vaste superficie dans différents pays arabes. Ce dernier problème est extrêmement important, et sa solution pourrait donner lieu à une coopération interarabe fructueuse autour d’un domaine fondamental de recherche.
  2. Les industries fondées sur les ressources naturelles arabes : pétrole, phosphates, autres industries minières, pêche etc., l’objectif principal à atteindre au bout d’une certaine période dans ce domaine étant de parvenir à une maîtrise nationale au niveau de la fabrication des équipements utilisés dans les stades primaires de l’extraction et de la production.
  3. Les méthodes de production industrielle réclamant une main d’œuvre abondante : c’est un domaine qui reste encore en grande partie inexploré, parce que l’essentiel de l’effort de recherche mondial porte sur la création de techniques pour les pays hautement industrialisés. Pour toute une gamme d’industries (denrées alimentaires, vêtements, mobilier, chaussures, bicyclettes, etc.) produisant pour la consommation populaire, et aussi des industries fabriquant des outils agricoles, la recherche industrielle pourrait s’efforcer de parvenir à de nouvelles solutions sur la base de techniques exigeant une main d’œuvre abondante, d’une meilleure utilisation des ressources locales et d’un remplacement des importations.
  4. La construction de logements et les travaux publics : domaine extrêmement vaste, où il est possible de faire appel à des méthodes absorbant une main d’œuvre abondante, privilégiant l’emploi de matériaux locaux, avec des conceptions de projets adaptés à notre climat et à nos traditions culturelles, et se réalisant avec la participation des populations intéressées dans les villes et les compagnes.
  5. Le problème de planification et de gestion : Il s’agit de parvenir à une nouvelle conception des administrations publiques axée sur le développement et de nouveaux modèles d’entreprises publiques, car ce que nous avons actuellement dans ce domaine, et qui a été calqué sur les modèles étrangers, ne répond pas aux besoins d’une authentique stratégie de développement.

Cette liste n’est pas limitative, mais est destinée surtout à servir d’illustration. Elle montre surtout l’esprit nouveau avec lequel nous devons aborder la question de la recherche scientifique et technologique, ainsi que le vaste champ offert à la coopération interarabe et à l’organisation d’une certaine division du travail entre nos pays, étant entendu que les résultats obtenus dans un domaine particulier par un pays arabe doivent devenir le patrimoine commun de toute la Nation Arabe. Dans ce sens, il serait nécessaire de créer un réseau valable de communication entre les pays arabes, permettant un échange d’expériences, de techniques et de services techniques.

L’intensification de la coopération scientifique et technique entre nos pays ne saurait être exclusive. Si elle peut revêtir des formes particulières, compte tenu des liens spéciaux qui unissent les peuples arabes, elle ne saurait s’isoler du reste du Tiers-Monde qui, lui aussi, s’interroge sur ces problèmes, sinon plus des pays socialistes, dont les possibilités de coopération ont démontré leurs preuves positives. Il doit en être de même à l’égard de tous les pays qui respectent les aspirations à l’émancipation, à l’unité et au développement des peuples arabes.

Demain : CHAPITRE VII

Facteurs idéologico-culturels et stratégies de développement


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