Al Bayane publie le livre de feu Abdel Aziz Belal, éd. SMER, 1980
«Développement et facteurs non-économiques»
Les modèles économétriques d’inspiration néo-classique ou keynésienne élaborés à l’intention des pays dits sous-développés, et qui y ont souvent servi de base à l’élaboration de pseudo-plans, ont démontré leur inanité sinon leur vanité. Cet échec est dû essentiellement à deux raisons:
1. La fausseté de leurs prémisses théoriques et le caractère mécanique-simpliste des relations qu’ils tentent de dégager entre diverses grandeurs économiques (Consommation, Investissement, Revenu National, Epargne, Dépense publique etc.); la signification de ces grandeurs est largement faussée par les structures socio-économiques existantes et les diverses formes de la dépendance : que signifient le revenu national, l’épargne, l’investissement dans des pays où le système productif est subordonné en grande partie aux décisions et aux plans de quelques grandes firmes étrangères ? Et la ‘’consommation des ménages » dans une économie où une bonne partie des produits consommables ne transite pas par le marché, parce qu’elle est autoconsommée ?
2. Le conservatisme foncier de leurs présupposés idéologiques, puisqu’il s’agit simplement de reproduire le même type de croissance dépendante à un niveau quantitatif supérieur, sans remise en cause ni de la division internationale du travail façonnée par la domination impérialiste, ni des structures sociales, ni de la distribution du pouvoir économique.
Un des défauts les plus graves de ce genre de modèle est leur ignorance des facteurs non-économiques du développement, et leur incapacité – d’un point de vue méthodologique et théorique – d’en tenir compte.
Le processus social du développement, processus complexe s’il en est, se trouve ramené abusivement à une mécanique d’interrelations technico-économiques entre diverses quantités globales. La ‘’stratégie de développement’’ que suggèrent ces modèles est réduite à un saupoudrage d’investissements financés par la soi-disant aide extérieure, et sélectionnés par la méthode d’évaluation des projets.
La nature des rapports socio-économiques ainsi que l’intelligence de l’homme, sa capacité d’innover et de mieux travailler dans des conditions déterminées, ses aspirations, ses comportements, tous ces facteurs qui peuvent se transformer en une immense force matérielle si le système sociale s’y prête, qui peuvent multiplier par des coefficients insoupçonnés la production, le surplus économique, l’investissement, la productivité du travail, sont absents des modèles en question et des fondements théoriques qui les sous-tendent.
Transformer la ‘’rareté’’ en abondance relative, permettant de satisfaire équitablement les besoins sociaux fondamentaux, implique une élévation considérable de la productivité sociale moyenne du travail, ce qui renvoie en dernière analyse à l’homme, à ses motivations, sa disponibilité, sa capacité culturelle et technologique.
La crise de la pensée économique bourgeoise, dramatiquement confirmée par la grande crise économique et sociale dans laquelle se débat actuellement le système capitaliste mondial, est également présente dans les ‘’analyses’’ et les ‘’recettes’’ qu’elle offre ‘’généreusement’’ aux pays dudit Tiers Monde.
Le Tiers-Monde dans l’impasse ?
Où en est le Tiers-Monde en ce dernier quart du 20ème siècle ?
Il est très difficile de formuler un jugement global à ce propos, à cause de la variété des situations que vivent les divers pays qui le constituent, et des spécificités découlant de leur appartenance à différentes aires de civilisation.
Toutefois, en se basent sur un certain nombre de critères objectifs, quantitatifs et qualitatifs, on constate une aggravation indéniable du ‘’sous-développement’’ dans nombre de ces pays qui restent dans la mouvance du système capitaliste mondial.
Certes, la situation économique et sociale des minorités réduites s’est améliorée, spécialement dans les anciennes colonies devenues indépendantes avec la promotion de néo-bourgeoisies bureaucratiques, de certaines couches moyennes et de petites bourgeoisies, grâce au transfert d’une partie du capital étranger et au remplacement des cadres coloniaux dans l’administration et divers secteurs économiques ; et aussi dans quelques autres pays ayant adopté des régimes de type nationaliste-réformiste sur la base du capitalisme d’Etat plus ou moins étendu.
Mais les grandes masses populaires, dans les villes et les campagnes, continuent de subir un processus d’appauvrissement et de ‘’marginalisation’’ souvent aggravé, et dans de nombreux cas les mécanismes de la dépendance-exploitation s’appesantissant d’avantage, comme c’est le cas actuellement avec les retombées de la crise du capitalisme sur ces pays.
Jusqu’ici très peu de pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine sont parvenus à acquérir une réelle autonomie de décisions vis-à-vis de l’hégémonie impérialiste, et suffisamment de dynamisme socio-politique interne afin de pouvoir briser les obstacles sociaux et idéologiques qui entravent leur développement dans une voie autonome et au profit des larges masses populaires qui doivent, nécessairement, en être le principal élément moteur.
C’est là que réside la clé du problème du développement, et tant que certains ne voudront pas l’admettre, ils ne feront que perpétuer la situation actuelle et contribuer à la mystification des réalités.
L’expérience vécue est la grande école des peuples dudit Tiers-Monde. Depuis dix à vingt ans, bien des choses leur apparaissent plus clairement, bien des mythes commencent à voter en éclats, et leur conscience politique réalise des progrès importants quoique difficilement mesurables. Car le cheminement de la conscience politique des peuples est un processus très complexe, marqué par des flux et des reflux, mais les éléments d’accélération l’emportent largement à l’heure actuelle sur les facteurs de stagnation et de régression.
La situation de ces peuples évolue selon un processus contradictoire et non linéaire, fortement marqué non seulement par leurs aspirations au changement social, à une véritable existence nationale indépendante, mais aussi par leur héritage culturel et éthique, et leur appartenance et différentes aires de civilisation.
Bien que, sous différents rapports, les classes dirigeantes de beaucoup de pays du Tiers-Monde professent très souvent un mépris profond à l’égard de leurs masses populaires et leur héritage culturel et éthique (considéré comme totalement dépassé, sauf à en extraire une légitimation idéologique de la domination de classe), et une admiration béate et sans nuances vis-à-vis des succès matériels et technologiques de l’Occident et de certaines de ses valeurs idéologiques (comme la soif de profit, mais sans le respect des institutions de la démocratie bourgeoise et de ses règles du jeu), elles n’en subissent pas moins une aliénation beaucoup plus grave que celle qui pèse sur les masses populaires. Ce paradoxe apparent peut être résumé de la façon suivante : ces classes dirigeantes ont théoriquement les moyens de créer mais ne créent pas, se contentant surtout de consommer (y compris la technologie importée), alors que les masses sont disponibles et peuvent être mises en position de créer, si certaines conditions socio-politiques et socio-culturelles se trouvent réunies, permettant de transformer et de dynamiser leur comportement et d’encourager leur créativité. C’est cela qui constitue à la fois, le ‘’talon d’Achille’’ et la grande chance du Tiers-Monde pour l’avenir.
Mais d’ores et déjà, on peut dire qu’il s’agit d’une situation structurelle qui disqualifie les actuelles classes dirigeantes, liées par leur intérêts et leurs modes de consommation à l’Occident impérialiste, et dont le rôle de leadership dans l’œuvre de développement et de renaissance nationale de nos pays est, à juste titre, en plus contesté, parce qu’elles sont incapables de l’assumer véritablement.
Cependant la pression des masses et des nécessités objectives obligent parfois certaines de ces classes dirigeantes à agir, dans des limites déterminées, contre certaines formes de l’hégémonie impérialiste, ouvrant une brèche que les peuples pourraient élargir par la suite. Il en est ainsi par exemple du front constitué par les pays membres de l’OPEP. L’affaiblissement de l’impérialisme consécutif à la consolidation des positions du système socialiste mondial, à la défaite de l’agression américaine en Indochine, à la crise profonde dans laquelle se débat le monde capitaliste, est susceptible d’encourager une certaine évolution dans ce sens.
D’autant plus que l’échec des politiques internationales ‘’d’aide’’ au développement, mises en œuvre par l’Occident, est aujourd’hui patent, confirmé, s’il en était besoin, par l’impasse du ‘’dialogue Nord-Sud’’.
La gageure que semblaient vouloir tenir les pays capitalistes développés, au-delà de leurs arrières pensées néo-colonialistes, était de promouvoir un ‘’développement’’ de type capitaliste du Tiers-Monde, un peu à leur image, sans bouleversement profond des structures socio-économiques et des institutions internes des pays ‘’aidés’’, et sans transformation majeure du rapport des forces sur lequel repose l’actuel ordre économique international.
De ce point de vue, on ne peut relever aucune différence sensible entre la politique poursuivie par les Etats-Unis, celle de la CEE ou du Japon, lorsque n’apparaît pas plus franchement et plus simplement la volonté de tout faire pour préserver le statu quo actuel, si défavorable aux peuples de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique Latine. Dans beaucoup de cas, l’aide au développement n’est qu’un moyen d’influencer la politique économique et sociale des Etats ‘’bénéficiaires’’, afin qu’ils réservent le meilleur accueil à la pénétration du capital international et lui accordent le maximum de privilèges ; c’est aussi un moyen de gêner le combat des forces progressistes et révolutionnaires qui luttent pour des changements de structure.
Ce qui n’empêche pas la crise économique, sociale et politique à l’intérieur de ces pays de mûrir et de s’aggraver. Les antagonismes entre les peuples concernés et l’hégémonie impérialiste se projettent de plus en plus sur la scène historique contemporaine, et ont leur corollaire au niveau interne dans l’aggravation des contradictions sociales et l’essor de la lutte des classes en symbiose avec la lutte anti-impérialiste.
On peut prévoir que la stratégie négatrice des souverainetés nationales, qui est celle des ‘’multinationales’’, sera de plus en plus contrée par la stratégie d’émancipation nationale et de révolution sociale (dans les structures et rapports sociaux, dans la culture, dans les techniques et leurs applications) qui est celle des peuples du Tiers-Monde et de leurs avant-gardes révolutionnaires.
Demain : Des enseignements à caractère général