Par Abdeslam Seddiki
Le rapport que vient de publier le CESE (Conseil Economique, Social et environnemental), dans le cadre d’une auto-saisine, sur «Santé et sécurité au travail : un appui essentiel au développement économique et social», constitue une contribution importante au débat sur une problématique sociétale globale qui est celle du travail décent et des droits humains en général.
L’actualité d’un tel travail n’échappe à personne. Il répond à la fois à des attentes sociales et à des préoccupations nationales. Le hasard a fait aussi qu’il coïncide avec le drame de Tanger survenu lundi dernier dans un atelier «clandestin» ayant coûté la vie à 28 travailleurs selon le dernier bilan. Ce drame, qui nous rappelle l’incendie de «Rosamor» à Casablanca qui a fait 55 morts en 2008, interpelle fortement les pouvoirs publics et interroge la conscience collective de la Nation tout entière. Certes, le pays a pris au cours des dernières années un certain nombre de mesures mais le fléau des accidents du travail est loin d’être endigué et les conditions de travail ne se sont guère améliorées.
Ainsi, selon les données publiées par le Ministère de l’Emploi et de l’Insertion professionnelle portant sur l’année 2018, le nombre d’accidents de travail au Maroc a dépassé 50.000 cas, causant 756 décès, 13.208 cas d’incapacité temporaire et 36.561 cas d’incapacité permanente. Ces chiffres sont très en deçà de la réalité. Ainsi, selon le Bureau international du travail, on dénombre 47,8 accidents de travail mortels pour 100 000 employés.
Sur la base de 5 millions d’employés, le nombre de décès serait de l’ordre de 2390 par an. Par ailleurs, le taux de risques en matière des accidents de travail est 2,5 fois supérieur au taux de risque dans les pays de la région MENA. En outre, le BIT estime que le coût des accidents du travail au Maroc s’élève à 4,25% du PIB!
A titre de comparaison, au niveau mondial, d’après toujours l’BIT, on enregistre chaque année environ 2,78 millions de décès liés à des raisons professionnelles, dont 2,4 millions dus à des maladies professionnelles. Selon la même source, les dommages associés aux problèmes de santé et de sécurité au travail sont estimés à 4% du PIB mondial.
Pourquoi on en est arrivé là ? Il y a à cela plusieurs facteurs. D’abord notre législation demeure incomplète en la matière notamment pour ce qui est des maladies professionnelles qui demeurent un domaine en friche. Ensuite, il ne suffit pas que des lois soient adoptées, encore faut-il qu’elles soient appliquées. C’est loin d’être le cas. Les dispositions du code de travail relatives à la SST demeurent pour l’essentiel lettre morte dans la mesure où beaucoup d’entreprises se montrent trop laxistes et négligentes en la matière d’autant plus que le nombre insignifiant des inspecteurs de travail dont dispose le pays ne permet pas de couvrir l’ensemble du territoire national.
Des campagnes de sensibilisation sont menées d’une façon périodique comme celle qui est en cours mais dont l’effet reste limité. Exactement à l’image des campagnes nationales de prévention contre les accidentes de la circulation ! Dans certains cas, on se trouve en face d’un blocage pour le moins énigmatique. Tel est le cas d’un projet de loi-cadre portant sur la santé et la sécurité au travail, ambitieux et conforme aux normes internationales en vigueur, préparé en 2008 qui n’a jamais vu le jour!!
Pour remédier ces lacunes et mettre le pays en phase avec les exigences du travail décent respectueux de la dignité humaine, le CESE avance une trentaine de recommandations dont il convient de rappeler quelques-unes: la création auprès du Chef du Gouvernement d’une Agence Nationale pour la SST avec des missions précises; le rattachement de l’Institut national des conditions de vie au travail (INCVT) à ladite Agence en en préservant l’autonomie de gestion administrative et financière; la création d’un observatoire national des risques professionnels (ONRP); la création des centres dédiés à la médecine du travail afin d’assurer une couverture exhaustive et efficace de tous les travailleurs du tissu économique national; la création des entreprises spécialisées dans le domaine de la sécurité professionnelle dotées de compétences en sécurité industrielle, hygiène au travail, ergonomie et autres spécialités liées à la santé et sécurité au travail; la généralisation du système d’indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles au profit des travailleurs du secteur privé, dont la gestion doit être confiée à la CNSS, et qui couvre toutes les catégories de travailleurs, à savoir les salariés, les professions libérales, les commerçants, les artisans, les auto-entrepreneurs, les agriculteurs, etc.; l’allocation d’un pourcentage des ressources collectées au profit du système d’indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles au financement de l’Agence nationale pour la SST, l’INCVT, l’ONRP, ainsi que tous les organismes et projets publics qui contribuent aux efforts de prévention dans le domaine de la santé et sécurité au travail; la mise à jour de la législation du travail en procédant notamment à son harmonisation tant avec la nouvelle constitution qu’avec les conventions internationales ratifiées par le Maroc…
Ce faisant, le CESE, en tant qu’instance de concertation et de propositions s’est acquitté convenablement de son devoir. Il appartient désormais à l’Exécutif de saisir la balle au bond. Le gouvernement va-t-il se montrer intéressé et attentif à ces recommandations, qui s’inscrivent dans le droit fil du vaste chantier ouvert par le Souverain consistant à généraliser la couverture sociale à l’horizon 2025? Ou va-t-il au contraire rester fidèle à sa «ligne de conduite» qui consiste à faire la politique de l’autruche du moins jusqu’en septembre prochain ? Au-delà de l’intérêt stratégique du sujet en question, c’est la crédibilité du politique qui est encore une fois en jeu. La réussite de ce projet appelle une «volonté politique à toute épreuve» selon l’expression du CESE.