La Revue Interculturel/Francophonies lancée en 2001, à Lecce, en Italie, par le professeur Andrea Cali, vient de s’enrichir, en ce novembre 2018, d’un nouvel et bel ouvrage sur Abdelkébir Khatibi (1938-2009).
L’un des fondateurs de la culture maghrébine moderne avec Kateb Yacine, Albert Memmi, Mohammed Dib, Driss Chraïbi, Abdellah Laroui et Abdelwahab Meddeb, Abdelfattah Kilito, pour ne citer que quelques figures de proue, Abdelkébir Khatibi n’a jamais dissocié sa vie intellectuelle des grandes préoccupations et thématiques du XX ème siècle et du début du XXIème : engagement et militance, identité et différence, plurilinguisme et langues maternelles, altérité et multivers, post-modernisme et migration des cultures, tolérance et humanisme, colonialisme et nationalisme, mysticisme et philosophie, amitié et aimance, exote et hôte, je e(s)t autre, sémiologie et intersignes… et la liste des binômes voire des triades est loin d’être close.
Essayiste, sociologue, sémiologue, romancier, poète, dramaturge, philosophe, Abdelkébir Khatibi se refuse aux limites et frontières. Ecrire et penser, pour Khatibi, ne doivent pas payer aux frontières. L’acte d’écrire et de penser est un voyage libre et libérateur qui sillonne l’Afrique, l’Europe, l’Amérique et l’Asie.
Ami de Rolland Barthes, de Jean Genêt, de Mohammed Choukri, de Jacques Derrida, de Jacques Hassoun, de Marc Gontard, de Alphonso de Toro, de Rita El Khayat, de Nabil Farès, de Abdelwahab Meddeb, de Ukai Satoshi, de Papa Samba Diop, de Samuel Weber, de Minol Kolin-Kobayaschi et de Lucy Mc Neere et d’ autres intellectuels à travers le monde, l’écrivain et pèlerin maghrébin Abdelkébir Khatibi ne parle pas qu’aux esprits de sa génération, collègues et amis, mais aussi et surtout à la nouvelle génération des intellectuels maghrébins tel le jeune chercheur Atmane Bissani.
Intellectuel et voyageur dans les cultures du monde et «in der Weltliteratur», comme son modèle Abdelkébir Khatibi, Atmane Bissani, professeur des littératures à l’université de Meknès, a fédéré, autour de lui, une vingtaine de chercheurs universitaires, pour rendre hommage à Abdelkébir Khatibi et lire ou/et relire «autrement» son œuvre dont chaque texte, du Roman maghrébin (1969), de La Mémoire tatouée et Vomito Blanco au Scribe et son ombre (2008) est un hapax explorant un point important des langages et des langues qui possibilisent notre désir d’habiter le monde dans l’inconfort des questionnements et des rêves osés. Dès les premières lignes de la présentation de cet ouvrage, portant le numéro 34 de la Revue Interculturel/francophonies, Atmane Bissani souligne l’enjeu de ce «forum» intellectuel consacré à Abdelkébir Khatibi : « se mettre à l’écoute attentive de l’enseignement du défunt – Khatibi – vivant parmi nous, et ce, en considérant le sens qu’il prête aux questions du lien, de la relation, de l’hospitalité, du vivre-ensemble, bref à tout ce qui a trait à l’onto-poétique de l’ inter». Ce qui est en jeu désormais, ce n’est pas l’œuvre inscrite dans le temps et l’espace où a vécu Abdelkébir Khatibi, mais dans sa présence intemporelle et impérativement « toujourisante », selon l’expression inventée par Dante.
A cet appel ont répondu d’abord ses amis, non pas les amis de la critique et des études complaisantes complaisants, mais ceux-là même avec lesquels le dialogue n’occulte pas la controverse, ni la controverse la fascination voire l’admiration. Atmane Bissani, le rassembleur amical de ces voix et plumes qui non seulement sont à l’écoute de l’œuvre de Khatibi mais aussi au service du colportage de ses pensées et formes esthétiques auprès des intellectuels du monde et notamment les jeunes chercheurs, a choisi pour sa propre participation, et à juste titre, de traiter de la problématique de «L’amitié comme forme mystique de l’aimance. Méditations sur une réflexion de Khatibi».
Son article a l’heureux avantage de montrer que Khatibi a une incroyable ouverture d’esprit sur les cultures et les pensées de son époque mais aussi et surtout sur celles des siècles antérieurs. Deux figures de la culture mondiale d’aujourd’hui et d’hier s’imposent au questionnement de l’amitié chez Khatibi : Jacques Derrida et Mohammed ben Abd-el-Malik ben Tufayl el-Qaïci, l’un à travers Politiques de l’amitié (1994), l’autre par le truchement de Hay Ibn Yakzan (XIIe siècle). De la lecture de ces deux textes par Khatibi, Atmane Bissani construit l’amitié telle que Khatibi la perçoit et la conçoit : l’amitié est un amour étrange et étranger par lequel on séduit l’autre et par lequel l’autre nous séduit. La synthèse des deux n’est autre que l’aimance, forcément mystique, c’est-à-dire la connaissance : le fait de naître deux, naître à deux, naître dans le dialogue et pour le dialogue.
Le dialogue, oui ! Mais combien difficile et délicat ! Il est d’ abord et surtout une rhétorique, c’est-à-dire l’art de dire le «Bien», autrement «La Vérité». Et Rita El Khayat d’écrire à Khatibi : «Tu sais, Abdelkébir, il faut qu’on provoque absolument une rencontre. Nous allons vieillir sans avoir eu le temps de BIEN parler…» (Rita El Khayat, Correspondance ouverte, préface à l’édition aux Etats-Unis).
De cette amitié – excellent frère, sincère et cher (Ibn Tufayl), excellente sœur, sincère et chère (et pourquoi pas cette amitié entre une femme et un homme ?!) – franche et sincère naîtront des liens respectueux et sans concessions, indissociables, éternels comme savent l’être les sentiments qui ne rentreront jamais en bourse. Et Atmane Bissani a raison de citer dans son article cette lettre-préface à la Violence du texte de Marc Gontard où Khatibi interpelle son ami en lui disant franchement ce qu’il pense de son livre :
Je trouve votre texte percutant, en dépit de mes réserves vis-à-vis de tel ou tel aspect de votre travail…Mais cela est votre problème…
Je suis concerné par votre étude. Vous imaginez le trouble qui me saisit lorsque je vous lis, c’est-à-dire lorsque je vous regarde écrire, en quelque sorte, par-dessus l’épaule…
Je ne vous suis pas du tout sur la question de la psychanalyse que vous écarter si allègrement…
Je vous remercie pour votre confiance.
Ainsi sont soulignés, au nom de l’amitié, les aspects positifs et négatifs du livre de l’ami. L’amitié se révèle ici aussi «intraitable», c’est-à-dire qu’elle n’est ni fusion ni confusion, mais bien un acte, un sentiment, un engagement qui interpelle l’autre comme étranger, mais un étranger qu’on aime et par lequel en désapprend ses petits riens qui font notre égoïsme et notre carapace.
Atmane Bissani qui mesure à quel point l’amitié est un vivre-ensemble délicat et difficile, parce qu’il n’est jamais acquis une fois pour toute, a tenu, dans cette ouvrage du « livre-ensemble avec Khatibi » à solliciter des amis. D’abord des amis de Khatibi bien évidemment, ceux qui l’ont connu et devisé avec lui de la vie de l’écriture et de la pensée comme ceux que je viens de citer : Rita El Khayat et Marc Gontard, mais aussi Leonor Merino Garcia, Bernadette Ray Mimoso-Ruiz, Alfonso de Toro qui créa un centre Abdelkébir Khatibi au sein de son université de Leibzig, Farid Zahi et Anna Zoppellari. Viennent ensuite les amis de Atmane Bissani lui-même : Kamal Abderrahim, Juliane Tauchnitz, Khalid Hajji, Hassan Moustir, Rachid Benlabbah, Abdelghani Fennane, Mokhtar Belarbi, Mohammed Samlali, Evagrina Dîrtu, Mohammed El Bouazzaoui, Khalid Dahmani et moi-même.
Or par capillarité, oserai-je dire, l’amitié qu’a construite Khatibi dans les profondeurs de sa pensée et de son écriture nous a affectés, nous qui sommes devenus ses amis par procuration et qui nous sentons autorisés à transmettre l’héritage de cet être humain intellectuel qui, pour Atmane Bissani est «un écrivain-penseur mystique», aux générations futures du Maghreb et d’ailleurs. Et Atmane Bissani, de rappeler dans son article, précédemment cité, ce regret de Jacques Derrida, dans l’«Exergue» aux Œuvres de Abdelkébir Khatibi, T I, Paris, La Différence, 2008 :
Je tiens Abdelkébir Khatibi pour un des très grands écrivains, poètes et penseurs de langue française de notre temps et je regrette que celui-ci ne soit pas étudié, comme il le mérite, dans les pays de langue anglaise.
En coordonnant ce volumineux ouvrage (420 pages) sur Abdelkébir Khatibi, Atmane Bissani a le mérite d’honorer la tâche du chercheur universitaire marocain en invitant, hospitalité marocaine oblige, des compatriotes, bien sûr, mais aussi des amis du Maroc, des amis de la culture et la littérature marocaines et non ceux des Riades et des Hôtels de luxe, à se donner la main et la plume pour célébrer cet homme qui a œuvré et toujours à l’œuvre pour une grande étreinte dans le monde : Abdelkébir Khatibi, l’homme de l’ Amour Bilingue et de l’ Aimance.
Mais ce Atmane Bissani qui est-il et qui mérite aujourd’hui qu’on lui dise un grand merci pour l’idée et la réalisation de cet ouvrage qui accroît encore la culture marocaine et maghrébine, voire la culture tout court, en la personne et dans l’œuvre de Abdelkébir Khatibi ?
Atmane Bissani est un enfant d’Errachidia, l’ancienne ville de Ksar-Essouk, connue en langue amazigh sous le nom de IMETGEHREN. Il est un fils de Tafilalet, de ces tribus nomades de Bni Guil qui sillonnaient le QUART VIDE DU MONDE entre l’Afrique brune et l’Afrique noire ; il est l’enfant de la vallée du Ziz, du Haut Atlas et des ondulations du sable du désert. Quiconque connaît Errachidia lui reconnaît sa singulière et son immense importance historique et interculturelle mais aussi sa profonde vertu : la discrétion. C’est une ville qui ne crie pas sur les toits et les palmiers sa gloire et ses faits et gestes comme Fès, Marrakech et autres villes impériales.
Comme sa ville, Atmane Bissani mène ses recherches à l’ombre, travaille dans le silence et grâce au silence, loin des lumières corrompus selon l’adage de Pascal qui « disait: trop de lumière obscurcit. ». Mais loin d’être taiseux, Atmane Bissani sait soumettre ses opinions, ses idées et ses recherches au dialogue sincère. Il sait tisser les liens culturels et humains entre les autres et nous, il sait dialoguer avec les littératures modernes et écouter les littératures classiques et médiévales et notamment arabes. L’amitié est sa foi et le mysticisme un chemin et un champ de recherche. Il tient farouchement à sa liberté mais aussi au respect de l’autre, des autres. On lui doit une importante thèse de doctorat sur Jean-Paul Sartre, sous la direction du professeur Abderrahmane Tenkoul. Il a à son actif deux livres sur Sartre et de nombreux articles sur les littératures française, francophone et arabe. Il a organisé à son université plusieurs colloques et rencontres, dont un sur la plurielle et féconde intellectuelle Rita El Khayat (1er et 2 novembre 2018). Il alimente également la presse marocaine par des articles en langues arabe et française et prépare, en silence, des œuvres de création et d’imagination.
Atmane Bissani, l’enfant du Sahara, rend hommage, dans ce nouveau numéro d’Interculturel/francophonies, intitulé : Abdelkébir Khatibi : le penser-écrire d’un intellectuel perspectiviste, avec de nombreux et fidèles amis, à l’enfant de l’Océan : Abdelkébir Khatibi.
Par ce propos, je tiens à rendre hommage, à mon tour, à Abdelkébir Khatibi et bien évidemment au jeune chercheur Atmane Bissani et voudrais pour surseoir à ma parole de témoin, ajouter ceci : rendons aussi hommage à nos chercheurs vivants grâce à qui nos intellectuels défunts sont constamment invités à rester vivants parmi nous.
Par : Bernoussi Saltani – (Francfort Allemagne)