Faciès noirs errants: Subsahariens au seuil de nos demeures

Confinement et Ramadan sont deux occasions propices pour réfléchir et méditer. D’abord, réfléchir sur soi, d’un côté, et sur l’autre, de l’autre. Puis méditer sur toutes les mutations qui marquent, à fond, notre vie sociale. L’une de ces mutations, qui dominait depuis des années notre espace social, s’avère le flux massif des immigrés subsahariens.

Aujourd’hui, se croiser avec un subsaharien, au seuil de sa demeure, relève de la banalité du quotidien. Ces derniers temps, beaucoup de ces immigré subsahariens, pour solliciter la générosité des citoyens, se portaient volontaires, sans le moindre sentiment d’infériorité ni de complexe, pour épousseter les seuils de nos maisons ou balayer carrément nos rues.

Quand je les voyais, leur image me rappelle ce titre «Le roi du balai», une chanson  qu’interprétait le groupe Djurdjura, trio de femmes kabyles. Ça datait du début des années 1980, dont voici le refrain :

 «Tu es Ahmed, le roi du balai/T’es l’étranger que personne connaît»

A l’époque, en France, tout Arabe ou tout Maghrébin s’appelait Ahmed. Aujourd’hui, à chaque fois que je vois dans mon entourage un subsaharien avec un balai à la main, l’image d’Ahmed, le roi du balai, qui sillonnait, autrefois, les rues de Paris, me vient à l’esprit.

Alors quelle représentation faisons-nous de cette présence subsaharienne ? Quand notre regard traverse la blancheur des yeux de ces faciès noirs errants, quelle lecture faisons-nous de ces histoires qui en découlent ? Quelles réponses avons-nous face à cette étrangeté qui nous interroge?

Les lignes, qui suivent, à travers deux rencontres inattendues, sont une tentative de pénétrer l’opacité de la condition humaine de ces pèlerins subsahariens hors saison.

Première rencontre : Interpellations inopinées

 Par une heure matinale, non loin de la porte de mon chez moi, au moment où absorbé par un monologue interne, pensant aux trente-six milles tâches sisyphiennes que nécessite ma longue et interminable journée. Puis, soudain, tel un murmure, une voix doucereuse d’un passant m’interpella. C’était un bel homme, dans ses  quarante printemps, fort, souriant, mais de couleur. Je veux dire  euphémiquement qu’il était noir.

Notre homme portait une « gandoura » sorte de tunique longue, au-dessus d’un «saroual» pantalon, était coiffé d’une minuscule «taguiya», petit bonnet, et chaussé de «sandales». Le tout était dans un  blanc d’ivoire. Donc, il s’agissait manifestement d’un ressortissant africain, plus précisément subsaharien, dont le visage rayonnant était illuminé d’un sourire radieux, quoique singulier.

Dans quelques bribes d’arabe marocain intact, il m’aborda sans la moindre hésitation  avec un « Salam alaykum « , paix sur vous, auquel j’ai rétorqué par un  » 3alaykum Salam  « , puis, dans un français parfais, il m’expliqua qu’il était togolais d’origine, qu’il venait de débarquer dans ma petite ville  et qu’il avait dû laisser les membres de sa famille dans le village voisin. Avant qu’il m’adresse verbalement sa requête, je lui tendis, d’un geste spontané, quelques pièces d’argent. Sans  trop les examiner, il les prit  dans le creux  blanc de sa main noire. Alors soudain, traversant la blancheur limpide de ses yeux, je  me suis laissé aller, pris par des songes sans fin.

D’abords,  je revoyais l’image de mes compatriotes, confrères de nationalité, frères et sœurs, autres marocains que la malvie nationale avait éjectés, bon gré mal gré vers l’autre rive de la méditerranée, voués à un sort incertain à la merci de l’inconnu.

Ensuite, J’ai eu une pensée éclaire, en guise de souvenir, de cet autre togolais que j’ai rencontré lors d’un voyage, entre l’Italie et la France. Il m’avait alors  raconté qu’il a réussi à s’intégrer au sein de la société italienne, qu’il était en formation religieuse dans un monastère. Il m’avait appris que la religion dominante dans son pays est l’animisme. Il m’avait fait part de son hymne national qu’il avait appris par cœur, et dont j’ai retenu ce couplet, premier et dernier vers :

«Salut à toi pays de nos aïeuls» / «Des nations dans la fraternité».

Alors, revenons au togolais rencontré dans mon bled. En guise de reconnaissance, toujours en arabe marocain, il formula le fameux mot magique « choukrane « , merci. Puis ayant l’air satisfait, il prit congé, emporté par le même vent qui l’avait ramené jusqu’à mon seuil.

Repris encore une fois par mes songes, d’autres idées effervescentes s’agitaient aux parois mon crane. La vision de ces masses de pèlerins qui, hors saison, se ruaient vers le nord, vers l’Eldorado tant rêvé, tel un havre  de salut. Ces autres subsahariens, éternels marcheurs infatigables, qui, suite aux pérégrinations sinueuses, réussirent à s’infiltrer au sein  de notre sphère  socioéconomique,  ayant pris  plus de poids et de présence, finirent par se sédimenter  sur les bas-fonds de notre quotidienneté.

Deuxième rencontre : Récit des pérégrinations d’un subsaharien.

Des années se sont écoulées. Mon entrevue avec le premier subsaharien, rencontré au seuil de ma demeure, n’est maintenant qu’un vague souvenir.

Un autre jour, lors de mes flâneries dans la capitale, Mecque des bibliophiles, allant d’une librairie à l’autre, je longeais l’avenue Allal Ben Abdellah, arrivant en face du restaurant-café 7ème Art, mon regard s’est attardé sur un étalage de livres. Une centaine d’exemplaires du méme bouquin, alignés à même le sol, ils étaient tout neufs. Curieux, je feuilletais un exemplaire, quand un jeune subsaharien se présenta à moi. Il me signifia qu’il était, lui-même, en chair et en os, l’auteur du livre que je tenais entre mes mains. Rencontre rarissime, presque du jamais vu. Un auteur en personne, à la manière des vendeurs ambulants, commercialisait ses propres livres. C’était un ouvrage en bonne et due forme. Il se dotait de tous les ingrédients d’une vraie publication.

La première de couverture affichait ce titre « La vie des sénégalais au Maroc », ce nom d’auteur « P. D. Mbaye » et le nom de l’édition. La quatrième de couverture, quant à elle, se constituait d’un extrait de l’histoire, d’une photo de l’auteur, d’une brève biographie et bien entendu, tout en bas, le prix.

Le jeune subsaharien s’est présenté à moi, dans ces termes, je le cite :

«Je suis originaire du Sénégal, je suis marié et père de deux enfants. J’ai enseigné le français, pendant dix ans, dans mon pays, avant de le quitter pour venir m’installer au Maroc. Mais, je compte, par la suite, tenter une traversée de la méditerranée…».

A vrai dire, en l’écoutant parler, je n’ai relevé la moindre fausse note dans le timbre de sa voix. En dépit de l’amertume qui pesait sur ses propos, outre l’état délabré de son aspect vestimentaire, il affichait un air jovial et gai. En répondant à mes questions curieuses, un sourire lumineux se dessinait sur son visage. Dans une posture posée et sereine, parlant de la vente de ses livres, il m’a expliqué qu’il le faisait pour lui-même et non pour l’argent. D’autant plus que cela lui permettait de faire des dédicaces sur place.

Sur ces derniers mots, je lui ai payé un exemplaire, suite à quoi, j’ai eu droit à une dédicace signée par sa propre main. Après l’avoir salué, avec une poignée forte de main, j’ai continué mes déambulations à travers les vastes et luxueux boulevards de la capitale des lumières.

De retour chez moi, d’abord, je me suis mis dans mon petit confort. Ensuite, j’ai pris tout mon temps pour lire, à tête reposée, le livre du jeune subsaharien. Une fois la lecture achevée, j’en ai déduit l’essentiel.

Comme son titre l’indique, « La vie des sénégalais au Maroc » est un récit où l’auteur-narrateur raconte les pérégrinations d’un immigré subsaharien au Maroc. Au fil de la narration, il retrace son parcours depuis son pays jusqu’au Maroc, en passant par la Mauritanie. Puis, il enchaine sur sa longue et interminable traversée du Maroc, à partir du sud jusqu’au nord. Son récit s’étale par la suite sur d’autres histoires, vécues par d’autres subsahariens. De ville en ville, entre départ et arrivée, l’auteur-narrateur ne cessait d’endurer de longs moments de souffrances. Suite d’épreuves pénibles, tiraillements entre errances et désarrois. Manque d’argent, ventre souvent creux, sans abris, risque d’être humilié ou carrément agressé…Bref, une vie de vagabondage, vouée à l’inconnu et aux incertitudes.

 Le summum de ses endurances, plus haut degré de la souffrance, qui creuse à la fois le corps et l’âme, se concrétise dans cet extrait où l’auteur-narrateur raconte son arrivée, un jour de Ramadan, à la ville de Fès. Je le cite :

« Fès est la capitale religieuse du royaume, d’abord, pour les sénégalais, et pour les marocains ensuite (…) Comme c’était l’aventure qui continuait, je suis arrivé à Fès avec seulement dix Dh en poche, en plein mois de Ramadan. Je me suis assis dans un jardin, j’avais faim, j’étais fatigué, je ne voyais aucun noir, cela m’étonnais. Vers 17h, les rues se vident, tout le monde rentre chez lui pour la coupure du jeûne. Je ne sais pas ce qui m’attends où je vais dormir, je suis inquiet. Plus personne dans la rue, c’est l’heure de la coupure du jeûne. Moi, j’ai vraiment faim, mon ventre me fait mal, je n’ai rien mangé depuis la veille. Quelque temps après, un vieux marocain passe et me regarde. Il a vite compris mon désarroi. Il m’a tendu dix Dh avant de dire :

– C’est tout ce que je peux faire.

J’ai accepté son aumône, je n’avais pas le choix, après, j’ai pleuré comme un petit garçon»  pp. 45-46.

En relisant ce passage, je revoyais celui qui l’a écrit. Celui qui, auparavant, me parlait avec une vois inébranlable, au regard vif et plein de vie, au visage radieux. Celui dont les propos étaient chargés d’enthousiasme et d’optimisme. Dans les paroles duquel on n’entendait le moindre souffle de lamentations ni de complaintes. Oui, celui qui, avec un geste stoïque, au lieu de me tendre une main de mendiant, il m’a tendu un livre, récit de ses pérégrinations hasardeuses d’un subsaharien, dans ce Maroc du possible et de l’impossible.

Postlude :

Ces textes, inspirés des faits vraisemblablement réels, s’entrecoupent à la croisée des deux rencontres, ne racontent pas deux histoires banales. Mais, il faut les prendre comme des récits originaux qui s’ouvrent vers des horizons nouveaux de réflexions et de pensées.

L’envol de ces oiseaux migrateurs, que sont ces immigrés subsahariens, doit nous interpeler. Ces faciès noirs, qui contrastent avec la lumière blanche de nos jours, doivent nous inciter à éradiquer les frontières invisibles. Car, les frontières les plus infranchissables sont d’ordre mental. L’autre, dont nous sommes aussi l’enfer, voire le différent et l’étranger, ne peut être rejeté en bloc.

Comme mot de fin, ces interrogations qui demeurent ouvertes : Peut-on, grâce à un solvant intellectuel, faire dissoudre, en réaction alchimique, le différent dans l’autre et l’égoïste en soi ?

Autrement dit, en termes plus expressifs, en s’inspirant de l’hymne des confrères togolais, peut-on faire des pays de nos aïeuls, des nations pour la fraternité humaine ?…

Rachid Fettah

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